Le spectaculaire revirement de l’opinion publique concernant le sort des réfugiés qui périssent en Méditerranée n’a échappé à personne. Et pourtant, nos médias nous informaient depuis des mois des tragédies survenant à répétition.
Pour expliquer un changement si profond et si instantané, il faut d’abord comprendre comment est alimentée l’indifférence qui est la réalité ordinaire de nos rapports sociaux, autant localement qu’à l’international.
Nous avons appris à nous représenter les Autres, les habitants des « pays sous-développés », comme s’il ne s’agissait pas vraiment d’êtres humains « comme vous et moi » mais plutôt d’une variété naturelle d’humains. On nous a enseigné à les regarder comme des peuples qui, à cause du climat ou de leur culture locale, n’ont pas encore pu accéder au progrès ou à la richesse. Autrement dit, nous avons appris à penser que la pauvreté ou la guerre seraient des phénomènes naturels et extérieurs à Nous, et dont nous ne sentons nullement responsables si ce n’est par un élan de pure générosité.
L’assimilation des Autres à des phénomènes naturels s’est longtemps opérée par le biais des théories biologiques de la race et de l’évolution. En nous affirmant que les Autres appartenaient à d’autres « races », notre culture nous inculquait l’idée qu’ils nous seraient aussi biologiquement étrangers que le Danois l’est du Pékinois (je parle des chiens). Cette conception des races humaines est sans doute moins présente de nos jours, depuis que nous avons pu côtoyer de nombreux Québécois gardant des traits d’étrangers tout en étant parfaitement assimilés à notre culture. On dirait cependant que, dans notre imaginaire, la « race » aurait simplement été remplacée par la « religion » comme cause unique de toutes les différences entre Nous et les Autres. Cela nous évite les accusations de racisme mais en réalité, nous ne sommes pas vraiment plus avancés.
Quant à la conception évolutionniste, elle est peut-être aussi en fin de règne mais elle continue de nous faire transposer en imagination les peuples étrangers dans une époque autre que le nôtre. Nous avons appris que les sociétés « évoluent », tout comme les différentes espèces vivantes. Dès lors, il y aurait sur terre des humains (Nous) qui sont plus évolués, qui vivent dans le monde présent (i.e. moderne) pendant que d’autres vivraient au 19e siècle, au Moyen-Âge ou dans la Préhistoire. Bref, nous vivons depuis presque deux siècles dans la science-fiction.
Nos croyances biologiques nous incitent aussi à prétendre que les riches sont devenus riches parce qu’ils avaient plus de talent que les autres, autrement dit en vertu du hasard des gènes. Comme si les enfants de Paul Desmarais ou de Pierre Péladeau avaient eu besoin de gènes exceptionnels pour être riches!
Nos perceptions des différences et des inégalités entre les humains continuent d’être pensées comme des phénomènes relevant plus des lois de la nature que des lois votées par les parlements. Comme on ne peut pas tout mettre sur le dos de la biologie, nous prétendons aussi que le climat ou la distribution des richesses naturelles expliqueraient les écarts de richesses entre pays. Comme si tous les pays du monde s’étaient développés sans colonisation ni mondialisation ! Comme si les mines du Congo profitaient plus aux Congolais qu’aux Canadiens !
Notre réaction courante d’indifférence n’a rien d’un réflexe naturel. Elle résulte d’un conditionnement culturel. La pauvreté ou les malheurs des Autres nous apparaissent désolants mais aussi comme une fatalité inscrite dans l’ordre de la nature. Ce conditionnement se trouve confirmé par le fait que nous réagissons avec beaucoup moins d’indifférence quand c’est la nature qui est la cause directe des malheurs des autres, lors des tsunamis ou des tremblements de terre par exemple, parce qu’ils nous semblent résulter d’un désordre de la nature.
Mais alors, pourquoi la photographie du petit Aylan Kurdi a-t-elle suffi à briser le mur de l’indifférence? Bien sûr, il s’agit d’un jeune enfant et les enfants ne sont jamais responsables des drames humains collectifs. De plus, la photographie nous le montre face contre terre, sans visage, sans race et sans religion. Bref, c’est un enfant humain et il pourrait être le nôtre. C’est vrai de tous les enfants du monde mais cela ne nous saute pas si souvent au visage. À cela s’ajoute la légende apposée à la photographie quand elle a commencé à circuler sur internet : « L’humanité échouée » (KiyiyaVuranInsnlik, en turc). Dès lors, il n’y avait plus ni riches ni pauvres, ni spectateurs ni victimes, ni Nous ni Autres, mais une seule humanité. Les barrières mentales érigées pour assurer avaient trouvé leurs limites. Pour un certain temps, du moins.
Hélas! nos élans humanitaires temporaires n’empêcheront pas nos gouvernements de continuer leurs pillages et leurs bombardements qui font fuir les réfugiés.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé