Il existerait, au Québec, un modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse qui serait différent du multiculturalisme à la canadienne, soit l’interculturalisme. Ce modèle distinct se situerait à mi-chemin entre le modèle individualiste du multiculturalisme et le modèle français du républicanisme, plus aveugle aux différences individuelles. Comme le rappelait un collectif d’auteurs menés par François Rocher et Micheline Labelle en 2007, les politiques publiques québécoises d’intégration font référence, de manière plus ou moins indirecte, aux caractéristiques de l’interculturalisme depuis 1981.
Plusieurs dizaines d’articles et d’ouvrages scientifiques ont été consacrés à la définition et à la circonscription du modèle québécois de l’interculturalisme et celui-ci, bien que relevant purement de la théorie jusqu’ici, fait l’objet de recherches et d’un grand intérêt dans plusieurs régions du globe, notamment en France, en Belgique et au Japon. Dans un contexte où les deux grands modèles de gestion de la diversité montrent de plus en plus leurs limites, il est tout à fait normal que de plus en plus d’États s’intéressent à un modèle « intermédiaire » comme celui qui serait en vigueur au Québec.
Balises et pluralisme
Si l’on tente de résumer ce qui distingue fondamentalement les approches multiculturelles et républicaines, on devra se tourner vers l’espace que l’État accorde aux revendications/différences individuelles au sein de la société et de l’espace public en général. Alors qu’un régime multiculturel tentera d’accommoder ces différences individuelles jusqu’à l’imposition d’une « contrainte excessive » pour les institutions concernées, un régime républicain sera globalement réfractaire à la reconnaissance même de ces différences individuelles dans l’espace public, au sein duquel il ne devrait exister que des « citoyens ».
Comme la définition de tout modèle politique ne trouve souvent pas de meilleure définition qu’à travers ses limites : l’interculturalisme se distinguerait du républicanisme par son caractère résolument pluraliste, donc reconnaissant l’importance des différences individuelles dans la sphère publique ; et se distinguerait du multiculturalisme par l’imposition de balises collectives au-delà desquelles il ne serait pas possible d’accommoder ces différences individuelles. Pour plusieurs auteurs, dont le sociologueGérard Bouchard, ces balises collectives comprendraient : l’usage du français comme langue commune, la neutralité religieuse des institutions publiques et le principe (ou la valeur) de l’égalité entre les hommes et les femmes.
La prison de la Charte canadienne
Concrètement, c’est à travers l’interprétation des droits et libertés fondamentaux de la personne qu’il est possible d’évaluer le type de modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse dans lequel une société évolue. Or, malgré le fait qu’elle en soit l’aînée de plusieurs années, la Charte québécoise (dont on fête cette année les 40 ans) a été presque intégralement soumise à l’interprétation de la Charte canadienne depuis 1982. Autrement formulé : en raison du statut constitutionnel de la Charte canadienne, la Cour suprême du Canada ne fait actuellement aucune différence entre les deux textes et transpose sans nuance l’interprétation qu’elle fait des droits et libertés protégés par la charte constitutionnelle à ceux qui le sont également dans la Charte québécoise. Plus grave encore, elle s’est récemment permis de parler expressément du filtre interprétatif du multiculturalisme lors de litiges qui ne concernaient que la Charte québécoise, notamment dans le récent arrêt Mouvement laïque québécois c. Ville de Saguenay concernant la tenue d’une prière avant un conseil municipal.
Dans l’état actuel du droit québécois, force est donc de constater que c’est l’interprétation multiculturelle de la Charte canadienne qui prévaut au Québec. L’interculturalisme n’a aucune existence juridique réelle et ne pourra pas en avoir tant que les règles découlant de la Charte canadienne s’imposeront pour réguler la mise en oeuvre de la Charte québécoise.
L’occasion de se faire un cadeau
Confronté à cet état de fait, il ne reste que deux conclusions possibles. Soit le concept de l’interculturalisme n’est qu’une coquille vide dont se servent certains politiciens pour mieux faire accepter, au Québec, le régime multiculturel canadien, encore largement associé à l’héritage de Pierre Elliott Trudeau et à la négation de la thèse des deux peuples fondateurs pour plusieurs nationalistes québécois ; auquel cas il faudrait l’affirmer (et l’assumer) clairement.
Soit il existe réellement un régime distinct de gestion de la diversité culturelle et religieuse au Québec ; auquel cas il faudra impérativement fonder juridiquement le modèle québécois de l’interculturalisme au sein de la Charte québécoise et prendre les moyens pour s’assurer que seule cette Charte (et donc le modèle québécois de gestion de la diversité) soit applicable en droit public québécois. Cette autonomisation de la Charte québécoise serait facilement accessible par le recours à une clause omnibus de dérogation aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne pour l’ensemble de la législation québécoise.
Comme l’écrivait récemment le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Jacques Frémont, la Charte québécoise constitue un remarquable instrument de protection des droits de la personne. Le très vaste éventail de droits et libertés qu’elle protège, qui inclut autant des droits individuels (civils et politiques) que des droits à portée collective (économiques sociaux et culturels), s’imposent autant à l’État qu’aux différents acteurs de la sphère privée (les entreprises par exemple) et fait de cette Charte un texte unique en Occident avec une portée particulièrement généreuse pour les justiciables qui en bénéficient. Si tant est que les membres du gouvernement croient un tant soit peu que l’interculturalisme constitue un modèle distinct de gestion de la diversité au Québec, il semble donc que le cadeau de l’autonomie serait un superbe cadeau collectif à s’offrir pour marquer le 40e anniversaire de la Charte québécoise et le 25e de la mort de la clause de « société distincte » prévue dans l’accord du lac Meech.
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