Brexit au Royaume-Uni, victoire de François Fillon à la primaire à droite en France, élection de Donald Trump aux États-Unis, autant d’événements survenus en 2016 dans lesquels plusieurs commentateurs ont vu et dénoncé des manifestations du populisme. Le Québec a lui aussi été secoué par un événement dont la nature populiste n’a cependant pas encore été reconnue : l’affaire Jutra. Celle-ci est en effet caractérisée par une série de traits typiques du populisme de gauche, au premier chef le présupposé que Claude Jutra était « pédophile ».
Comme dans l’affaire Dreyfus, le présupposé qui affecte Jutra réunit dans le même choeur pourfendeurs et défenseurs de l’accusé. En témoigne le texte « Quand le réflexe tient lieu de réflexion » (Suzanne Coupal, Charles Binamé, Jocelyn Aubut et René Villemure, Le Devoir, 17 novembre 2016). Que quatre personnalités dont l’objectif est de réhabiliter la mémoire et l’oeuvre de Jutra construisent leur argumentaire sur le présupposé de la « pédophilie » est révélateur d’une évolution extrêmement délétère des sociétés néolibérales, déjà passablement malsaines.
Contre les certitudes doxiques du populisme de gauche, nous affirmons que nous ne savons pas si Jutra était « pédophile » au sens d’avoir agressé sexuellement des enfants et qu’il n’y a pas moyen d’en faire la preuve cinquante ans après les événements allégués. Non seulement le temps rend toute preuve difficile à établir mais, surtout, le principe audi alteram partem ne peut plus être respecté. Les très graves implications politiques de l’affaire Jutra sont ce qui nous intéresse ici. Il faut souligner qu’elles sont exactement les mêmes quelle qu’ait été la culpabilité ou l’innocence du cinéaste.
Si les Québécois avaient été soumis dans le confort de leurs chaumières à la publication de la biographe de Jutra, plusieurs auraient accepté l’idée que le cinéaste était « pédophile » sans que cela ait la moindre conséquence. Le problème est que cette stratégie a pris place dans une société marquée au sceau du populisme de gauche et de sa pire émanation — la rectitude politique. Docile servante de la gouvernementalité néolibérale, la rectitude décrit un monde composé de bourreaux et de martyrs. Elle promet à celles et ceux qui vivent dans l’anonymat de leur octroyer un véritable statut, celui de victime, et produit une prolifération de crimes et de criminels.
Cette rectitude, qui n’a rien à envier à l’absurde discours d’un Donald Trump, règne en maître au Québec. Le lendemain de la publication de la biographie paraissait dans La Presse un article intitulé « Une victime de Claude Jutra témoigne : des attouchements dès 6 ans ». Le témoignage, anonyme bien entendu, y remplace la preuve, l’existence de la victime est, bien entendu, posée plutôt que présumée, et sa désignation par « une », adjectif numéral cardinal autant qu’article indéfini, laisse entendre bien entendu que d’autres victimes existent.
Lynchage
Les vrais responsables du lynchage de Jutra ne sont cependant ni les médias, ni les réseaux sociaux, ni le biographe, ni l’éditeur. Les vrais irresponsables sont nos dirigeants politiques. La célérité avec laquelle ils ont transgressé notre tradition libérale est édifiante. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de cette tradition car, pour nous qui nous revendiquons d’une gauche non populiste, elle est loin d’être parfaite. Notre droit et notre système judiciaire, notamment, souffrent de sérieux défauts, comme en témoigne le sort qu’ils réservent trop souvent aux femmes. Mais le moins qu’on puisse attendre de nos représentants politiques est qu’ils la respectent, aussi imparfaite soit-elle.
Or, prétendant se porter à la défense des victimes et réaliser les aspirations du peuple, nos dirigeants ont balayé la culture de l’Habeas Corpus, ils ont enfreint l’article 650 (1) du Code criminel qui affirme qu’un accusé doit être présent à son procès, ils ont ostensiblement bafoué la séparation des pouvoirs qui caractérise les démocraties libérales.
S’appuyant sur la rectitude politique qui ronge le Québec, ils ont été plus expéditifs que Staline lors des procès de Moscou. Un mort a été mis en accusation, sa culpabilité a été décrétée à l’extérieur du système judiciaire, et c’est le pouvoir exécutif qui a prononcé la condamnation. Quelques heures après la publication de l’article de La Presse et de ses croustillants détails, la ministre de la Culture du Québec demandait que soit changé le nom de la Soirée des Jutra, et incitait les municipalités à retirer le nom du cinéaste des lieux publics. Elle dit avoir été « secouée par la lecture du témoignage ».
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