Il est de bon ton chez les intellectuels de déplorer soi-disant l’« amnésie » dont est affligée la culture politique de base des citoyens. Outre la vibrante plaidoirie de Robert Laplante qu’on peut lire dans le dernier numéro de L’Action nationale, le même constat s’impose du côté des défenseurs de la confédération canadienne. Paul Romney, par exemple, a publié en 1999 un livre intitulé Getting It Wrong, How Canadians Forgot Their Past and Imperilled Confederation (ce livre, incidemment, contient une critique de l’approche cavalière de P. E.-Trudeau au moment du rapatriement unilatéral de la constitution jusqu’au torpillage de l’Accord du Lac Meech).
J’ai mis « amnésie » entre guillemets, parce que je pense qu’on n’a affaire ici qu’à un symptôme. Ce qui fait cruellement défaut, c’est une valorisation de l’histoire dans la formation générale des citoyens, autant aux points de vue de l’enseignement, des médias et de la culture en général. Et encore, cette valorisation devrait s’employer à restituer à la « canadian nation building » sa dimension fondamentale de lutte politique à l’intérieur d’une dynamique continentale et planétaire de « conquête » ou, si l’on préfère, expansionniste. Quitte à en défriser quelques-uns, je n’aurais quant à moi aucun scrupule à subsumer la tranche d’histoire qui va de l’élection sanglante de 1832 à Montréal jusqu’à l’incendie du Parlement canadien de 1849 de « guerre civile canadienne ».
L’un des avantages d’une telle valorisation consiste à lire l’actualité en la rattachant sur le long terme à des structures mentales et institutionnelles. Comment, par exemple, ne pas interpréter le phénomène François Legault (à l’instar de Mario Dumont, son prototype immédiat) au profond courant conservateur, autonomiste et corporatiste qu’incarne le duplessisme ?
Une saine remise en question critique des institutions canadiennes devrait commencer à mon avis par un bon ménage dans notre propre cour. Impossible d’éluder dans cette perspective la nécessaire autocritique des milieux intellectuels québécois dits « nationalistes » (quelle que soit leur position dans le spectre idéologique) dans leur entreprise de déni de la violence fondatrice de l’État fédéral canadien. Ici aussi on pourrait constater que le même travail de restitution se fait depuis longtemps du côté anglophone. Je pense ici entre autres à The Pelican History of Canada (1969) de Kenneth McNaught.
Mais je ne suis pas sûr que Robert Laplante soit lui-même indemne des effets pernicieux du contrôle des esprits qu’induit la minorisation (la tutelle) de « la belle province ». Que faut-il entendre en effet par : « Le Canada a toujours réagi aux gestes d’affirmation du Québec en les situant dans le registre de l’agression » ? Il y a une part inéliminable d’agressivité dans toute position politique. Penser autrement revient à tomber dans l’angélisme qui ouvre la porte à tous les débordements. S’il y a « deux légitimités » concurrentes, pourquoi l’une serait-elle plus (ou moins) agressive que l’autre ? Des distinctions fondamentales s’imposent du reste entre force, autorité, violence et… rhétorique. À propos du pacte suisse de 1291, Jean Starobinski a écrit à cet égard : « la violence interne n’est pas moins à craindre que l’agression venue du dehors. Les contractants de 1291 prennent des mesures communes contre les meurtriers et les incendiaires. » (La lettre internationale, 32, Printemps 1992, p. 69).
Dans le même ordre d’idées, la remise en question de l’étapisme en vigueur au PQ depuis 1973 devient urgente. Ou comment l’idole référendaire demeure-t-elle l’objet sublimé d’assauts donquichottesques. On a là un aspect que doit prendre « la pensée capable de ruser avec la raison d’État qui vise la conquête des esprits ». Et je ne suis pas sûr que les « radicaux » minoritaires, les « purs et durs » comme on les appelle, avant de s’engager sur le front fédéral, n’auraient pas intérêt à pactiser avec certains partenaires moins intransigeants. J’aime bien rappeler le mot des Tories montréalais avant le bain de sang de 1837 : « A long pull, a strong pull, a pull altogether ». Le mot de Benjamin Constant mériterait aussi d’être médité : « Une minorité bien unie, qui a l’avantage de l’attaque, qui effraie ou séduit, argumente ou menace tour à tour, domine tôt ou tard la majorité » (Principes de politique, [1815] dans Écrits politiques, 1997, p. 343).
Il ne faudrait pas « oublier » d’inclure aussi le fait massif - objet de déni autant que de réprobation pieuse -, du sentiment de double appartenance des Québécois. À commencer par le père fondateur du mouvement souverainiste, René Lévesque lui-même, écartelé entre la stratégie perdante qu’il avalisait et le « beau risque ». Le syndrome « Qué-Can », à vrai dire, a une longue histoire. En écoutant Geoffrey Molson surfer sur ce double « registre » cet automne, je n’ai pu m’empêcher de songer à la loi constitutionnelle de 1774 (l’Ancêtre John venait alors de s’installer à Montréal) qui créait la grande « Province of Quebec » où la vaste majorité des citoyens était composée de Canadiens de descendance française.
Sans compter l’apport des anglophones dans la culture québécoise (et montréalaise surtout) en devenir, on a là un point de départ réaliste à toute réflexion sérieuse sur le projet d’ « affirmation » nationale (le terme rappelle curieusement Pierre-Marc Johnson lors de son passage en coup de vent à la tête du PQ).
Bref, si l’on veut en « sortir », force est de partir du constat que la culture québécoise est subordonnée à (ou englobée par) la culture canadienne dominante (elle-même sous-culture américaine) dont elle se trouve paradoxalement, au plan de l’histoire la plus factuelle, la source…
Plaidant la cause des cultures minoritaires à l’intérieur du monde anglophone, le grand historien J. G. A. Pocock écrivait déjà en 1975 : « I have quite recent memories to recent, it might very well be said of the intellectual excitement of reading some Canadian history and realizing that, in addition to the major theme of l'histoire québecoise, I was studying both a North American society which had taken a turn of its own […] » (« British History: A Plea for a New Subject »).
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François Deschamps
Plaidoyer pour une histoire critique
ou comment "sortir" du complexe minoritaire
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