Les mouvements de révolte en Tunisie et en Égypte entraînent de nombreux observateurs à parler de la première révolution numérique dans le monde arabe. Les médias sociaux comme Twitter ou Facebook sont célébrés comme éléments moteurs de la toute récente «révolution du jasmin» et l'empressement du gouvernement Moubarak à bloquer toute connexion Internet en Égypte démontre l'inquiétude des régimes quant à ces formes de communications.
Pourtant, en Iran, à la même période, deux activistes furent exécutés par pendaison, accusés d'avoir distribué photos, affiches et vidéos des manifestations postélectorales de juin 2009 pour le compte d'une organisation ennemie. De même, le blogueur Hossein Derakhshan, surnommé également le «Blogfather» en Iran pour avoir diffusé la technique permettant de bloguer en farsi, subit une peine de 19 ans d'emprisonnement, accusé entre autres d'avoir diffusé une «propagande contre le régime islamique» à travers ses activités Internet. Ces éléments relativisent la capacité de déstabilisation des réseaux sociaux. Il est vrai que ces nouveaux outils, ajoutés aux chaînes satellitaires, à l'utilisation des téléphones portables et à la mobilisation de la diaspora, contribuent à une meilleure visibilité des mouvements de protestation au sein des régimes autoritaires.
La ténacité des mouvements sociaux actuels dans le monde arabe témoigne, en plus de revendications socio-économiques majeures, de la présence d'un nouvel espace public qui s'est structuré à travers le développement d'Internet, des chaînes satellitaires et des réseaux sociaux. D'un espace public visible mais encore trop faible pour aboutir à des changements politiques, l'utilisation plus efficace des médias sociaux dans les révoltes tunisienne et égyptienne soulève la possibilité d'un espace public arabe aujourd'hui plus susceptible de faire pression sur ses gouvernants.
Néanmoins, une révolution digitale ne mène pas nécessairement à une révolution politique. Les outils de communications servent aussi bien les protestataires que les régimes en place. Il est même d'ailleurs plus simple pour les appareils du pouvoir de tracer, filtrer et repérer les activistes sur le Net avec le développement de ces nouvelles technologies. En outre, la mise en place de mouvements de révolte à travers la fonction Twitter (ou même messagerie texte) des téléphones portables reste toujours assujettie à la possibilité pour le régime de tirer — ou non — sur la foule, comme l'ont exposé les événements en Iran, en Thaïlande ou en Biélorussie.
Contextes différents, mobilisations semblables
Les mobilisations en Iran et en Tunisie révèlent des points communs quant à l'utilisation des médias sociaux. D'abord, l'influence de la diaspora sur la visibilité internationale. Les diasporas tunisiennes et iraniennes ont pu en effet relayer à travers leurs réseaux Facebook et Twitter les images des protestations se déroulant dans leur pays respectif, communiquant parfois directement avec les grands médias classiques qui ne peuvent se rendre sur place en raison de la censure gouvernementale.
Le deuxième élément, plus problématique, concerne la focalisation des médias sur l'effet révolutionnaire des réseaux sociaux. Les mouvements de révolte en Tunisie ont pu se révéler menaçants en raison, entre autres, de l'appui des syndicats, de la classe moyenne et d'une partie du pouvoir. En Iran, le «Mouvement vert» n'aurait pas connu une telle ampleur sans le soutien d'éléments officiels du régime, à savoir Mir Hossein Moussavi, l'ancien président Mohammad Khatami, l'opposant Medhi Karroubi ou encore le défunt ayatollah Montazeri.
Dernier élément, en revanche plus positif, réside dans la capacité des technologies à alimenter très rapidement un mouvement de révolte, d'abord informel, sans leader clairement défini et partant d'un événement imprévu. Ce fut notamment le cas en Tunisie, avec l'immolation du jeune Sidi Bouzid et en Iran, avec le résultat contesté des élections présidentielles. L'aspect éphémère, ad hoc et décentralisé des mouvements soutenus par les réseaux sociaux s'avère beaucoup plus ardu à contrôler.
La blogosphère égyptienne
Option pertinente, la blogosphère égyptienne constitue une sorte de mouvement hybride, à la fois décentralisé et permettant de délibérer, qui a la possibilité de décider collectivement de l'organisation ou non de manifestations. Elle comporte une pluralité d'opinions en provenance de l'opposition, y compris aussi bien des séculiers que des Frères musulmans, des blogueurs liés au mouvement Kefaya ou encore ceux qui cherchent à dénoncer les actions de tortures et d'abus de la police. Peu après le départ de Ben Ali de Tunisie, une vidéo du mouvement Kefaya, proposant aux Égyptiens de suivre l'exemple tunisien en descendant dans la rue, fut diffusée largement via YouTube et la blogosphère.
Vers la fin du statu quo?
Les mouvements de révolte dans le monde arabe soulèvent avant tout l'usure des régimes en place et une volonté de mettre définitivement un terme au statu quo qui perdure dans la région. Les premières revendications sont avant tout économiques, sociales et ne correspondent pas nécessairement aux messages diffusés via les réseaux sociaux de la diaspora.
Cependant, la capacité de ces mouvements à s'organiser, à communiquer de manière à la fois collective et décentralisée; la pluralité d'opinions qui s'exprime via la blogosphère et Internet; la possibilité d'obtenir de l'information à travers Al-Jazira et le Web participatif; tout cela témoigne d'un espace public arabe qui évolue depuis la pénétration d'Internet et des premières chaînes satellitaires et qui dispose peut-être aujourd'hui des mécanismes lui permettant d'obtenir un réel changement politique.
Révoltes dans le monde arabe
Peut-on parler d'une révolution Facebook?
"Crise dans le monde arabe" - Maghreb
Julien Saada3 articles
Chercheur Moyen-Orient . Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques-UQAM
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé