Par où commencer ?

La piste annoncée par M. Bock-Côté était plus que prometteuse

Le Génie québécois : turbulences annoncées


[M. Mathieu Bock-Côté émet une critique intéressante du rapport de la commission Bouchard-Taylor->13757]: il s'agirait, si je comprends bien son raisonnement, de l'imposition par "les intellectuels" d'un diktat moral devant servir à une transformation de la société contre la volonté et les intérêts de la population générale. Or, selon M. Bock-Côté, cet autoritarisme intellectuel s'expliquerait par la "transformation des rapports entre l’intelligentsia et le peuple depuis quelques décennies", et plus spécifiquement les écrits et prises de position "de figures comme celles de Michel Foucault, Alain Touraine et surtout celle d'Herbert Marcuse". De fait, le texte qu'il nous propose se concentre sur quelques citations de Marcuse, sur la base desquels M. Bock-Côté établit une série de rapprochements et de conclusions dont il se sert en dernière analyse pour tenter d'invalider les fondements mêmes de la pensée dite de gauche; entre autres, la critique de l'aliénation. Ici, hélas, il rate complètement le coche.
Si on avait voulu aborder Marcuse, on aurait pu par exemple le rapprocher d'un penseur du colonialisme. Ces auteurs ont dressé le "portrait du colonisé", de ces "damnés de la terre" dont la culture est opprimée par une autre. Le colonisé intègre en lui-même le personnage du colonisateur, et c'est cette partie de sa propre psyché qui devient en lui le modèle de la réussite et de la puissance. En d'autres termes, le colonisé déteste le colonisateur, mais aspire à être comme lui. Voilà précisément une des définitions de l'aliénation. Marcuse, comme Foucault d'ailleurs, bien que dans un autre registre, constate qu'un phénomène analogue est aussi à l'oeuvre dans ce qu'on appelle les pays développés. En échange d'un certain confort, nous acceptons tous ce que nous trouvons inacceptable, nous tolérons l'intolérable, soutenons l'insoutenable. Chacun affirme ne pas croire un mot de ce que disent les politiciens. Mais ce sont ce que disent ces gens qui alimente les débats, lorsque débat il y a; ce sont les mêmes formules, les mêmes camps. On déteste son patron, mais on admire les milliardaires. Ce rapprochement entre l'aliénation du "privilégié" et celle du colonisé est d'ailleurs explicite dans l'oeuvre de Marcuse:

"Je crois avoir suffisamment souligné l'importance du tiers monde et des combats de libération qui s'y déroulent pour la transformation radicale du système capitaliste. Je dois tout de même ajouter que c'est dans les métropoles que la volonté et la puissance du colonialisme doivent être brisées. Car c'est seulement par la convergence et la collaboration de ces deux forces que l'espoir de libération deviendra réalité." (La fin de l'utopie, Seuil, 1968, p. 126)

Bien que cela puisse surprendre, il serait tout aussi juste de rapprocher la pensée de gens comme Marcuse et Foucault de la fameuse formule de Falardeau: " La liberté n'est pas une marque de yogourt". Cette phrase n'est riche de sens que parce que dans le paradigme capitaliste, la liberté est une marque de yogourt, un plan d'épargne retraite, ou un tampon hygiénique. La publicité, mais aussi les reportages et la fiction, l'école, le discours médical ou psychiatrique, celui de l'appareil policier, jusqu'aux institutions, ou la manière dont le travail est organisé et effectué - sans oublier bon nombre de petits gestes que nous avons appris à poser quotidiennement - tout cela, répété, assimilé, accumulé, normalisé, a un effet drastique sur notre conscience:
"Malgré le progrès technique, l'homme est assujetti à son appareil productif - et d'autant plus qu'il y a plus de libertés et plus de confort. Ce qui est nouveau, c'est la souveraine rationalité dans ce phénomène irrationnel, c'est l'efficacité d'un conditionnement qui façonne les aspirations et les pulsions instinctuelles des individus et masque la différence entre la vraie et la fausse conscience". (L'homme unidimensionnel, Éd. de Minuit, 1968, p. 63)

À l'époque où Marcuse devient une figure centrale des forces progressistes, soit la fin des années soixante, le capitalisme arrive encore à assurer un minimum de confort matériel à une large majorité de la population occidentale. Nonobstant toutes les manifestations pour la paix ou les droits civiques, l'ensemble de la population s'accommode très bien des fusillades policières ou militaires dans les quartiers défavorisés, souvent noirs, ou sur les campus universitaires; tout comme elle accepte passivement ou nie avec énergie les effets calamiteux des politiques occidentales en Asie, en Afrique ou ailleurs; comme elle va accepter au Québec, et pendant plusieurs mois, l'occupation militaire et la suspension de tous leurs droits . La sagesse populaire, le gros bon sens, c'est donc à l'époque le soutien ou à tout le moins l'acceptation passive d'actions qu'en toute honnêteté on ne peut qualifier que de répressives, parfois de génocidaires. Marcuse réfléchit et écrit sur ce phénomène. S'il le fait, c'est qu'il tente de trouver des outils pour aider à le dépasser. Il cherche donc en effet à agir sur la conscience collective. De là à y voir du mépris pour les gens "ordinaires", il y a toutefois un pas considérable. Critiquer un phénomène social n'est pas une injure. Tenter de contrer cette critique en la qualifiant essentiellement d'une insulte au monde ordinaire, en un mot d'élitisme, c'est déplacer le débat du plan intellectuel au domaine de la passion émotive. Ce procédé ne diffère à mon sens que très peu de l'usage que fait l'État canadien de l'accusation de "racisme".
Quant à son soi-disant aspect totalitaire, cette charge ne tient la route qu'en autant qu'on refuse de lire Marcuse dans le texte. Toute son oeuvre, L'homme unidimensionnel en particulier, est une constante critique du totalitarisme, et en particulier de la manière dont il est intégré en chacun de nous. On peut bien affirmer si l'on veut que Marcuse, puisqu'il dialogue souvent avec la pensée de Marx, est un apologiste de la dictature soviétique. C'est hélas faux. Marcuse, comme Antonio Negri ou Jacques Derrida, fait partie de ces philosophes qui tentent d'envisager l'oeuvre de Marx en dehors des clichés partisans. Les partis communistes ont fait de Marx un prophète infaillible dont chaque parole avait valeur de dogme absolu. Les apologistes du capitalisme en ont fait l'incarnation du Diable, dont la moindre virgule était une atteinte à l'essence même de la dignité humaine. Il existe tout de même d'autres manières de pratiquer l'oeuvre de Marx. Ceux qui ont lu, ou qui iront lire Marcuse, seront à même de dire où il se situe à cet égard.
L'oeuvre de Marcuse est certes difficile par moments. Elle s'adresse à un lectorat qui a une connaissance du langage philosophique, lequel est souvent ingrat. Elle présuppose chez le lecteur une connaissance des travaux de Marx, mais aussi de Freud, de Hegel, de Weber, de plusieurs autres. Faut-il pour cela brûler ses livres ? Il est par ailleurs tout à fait légitime de chercher les failles ou les contradictions chez un auteur. Toute la philosophie depuis Platon s'est bâtie sur ce genre de critique. Toutefois, rejeter en bloc un penseur, sur la base de phrases prises ici et là, appartient, à une toute autre démarche. C'est ce qu'on a tenté de faire il y a quelques années pour créer un Lionel Groulx antisémite. N'importe quel étudiant de Cégep a sans doute déjà pratiqué la collecte sélective de citations. Il n'y a rien là qui soit exceptionnel, et ce n'est certainement pas interdit. C'est seulement malhonnête.
Dommage. La piste annoncée par M. Bock-Côté était plus que prometteuse. Si son texte, malgré ses graves lacunes, a une résonance pour nous, c'est que la figure de l'intellectuel a bel et bien été employée depuis des décennies, ici et ailleurs, pour donner un semblant d'autorité à des idées qui n'en ont aucune - ou pour minimiser celles qui seraient susceptibles d'en avoir auprès de la population générale. L'intellectuel, celui reconnu par l'État, n'existe qu'en autant qu'il fournit un semblant de solidité à l'idéologie dominante. Trudeau a bâti sa carrière en jouant la carte de l'intellectuel brillant. La commission Bouchard-Taylor n'échappe pas à la règle. Le lien entre ce genre de figure théâtrale, et le maintien dans la population d'un sentiment d'infériorité, demeure un terreau fertile pour la réflexion.
La pensée est bien sûr une activité dérisoire lorsqu'elle s'isole dans une tour d'ivoire; elle prend une toute autre puissance lorsqu'elle informe l'action. Et nul ne niera, en l'état actuel du monde, que nous avons besoin d'agir.
Christian Maltais


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    2 juin 2008


    Bien d'accord avec vous, Christian. Il est plus que temps de déboulonner et de jeter à bas de leur piédestal tous ces pseudo-grands-philosophes de la "tolérance" et du "nationalisme civique" à-la-Moore-n-Myles qui sévissent impunément au Québec et qui ne sont en fait que de véritables petits tyranneaux et inquisiteurs soixante-huitards. Et dire que ce parfait connard de Bouchard nous a déjà entretenu de la "trahison des clercs". Question de traîtrise, le chapeau lui sierait parfaitement. Outre Boch-Côté, on aurait tout intérêt à lire ou relire Vladimir Volkoff pour se vacciner une bonne fois pour toutes de pareils ramassis de bêtises comme celles concoctées par cette commission B-T ... Par ailleurs, pour qui ne saurait pas encore l'origine réelle de la pseudo-fuite à The Gazette, sachez que la soeur du Taylor est éditorialiste à cette même gazette ou feuille de choux.

  • Archives de Vigile Répondre

    2 juin 2008

    «L’oeuvre de Marcuse est certes difficile par moments. Elle s’adresse à un lectorat qui a une connaissance du langage philosophique, lequel est souvent ingrat. Elle présuppose chez le lecteur une connaissance des travaux de Marx, mais aussi de Freud, de Hegel, de Weber, de plusieurs autres.»
    Je ne sais pas ce qui est le plus drôle.
    1)Le fait que Maltais au départ semble d'accord avec le fait que que les intellectuels fassent preuve d'arrogance en «donnant un semblant d’autorité à des idées qui n’en ont aucune» tout en affirmant que seul les intellectuels comme lui peuvent comprendre le génie de Marcuse.
    2)Le fait d'insinuer que Mathieu Bock-Côté ne connait pas ses auteurs alors que selon toute vraisamblance, il les connait tout aussi bien que Maltais, sinon bien mieux que lui!
    À vous de de décider!