Comment peut-on s’étonner du contenu du rapport de la Commission sur les
accommodements raisonnables ? Tout n’était-il pas joué à l’avance, comme
dans un mauvais boulevard ? Qu’un Jacques Beauchemin se soit finalement
dissocié du rapport, cela aussi était prévisible pour qui connaît un tant
soit peu le milieu intellectuel québécois. Mais qu’est-ce que mon ami
Beauchemin est allé faire dans cette galère, lui l’auteur de L’histoire en
trop, lui qui avait pourtant participé comme moi, il y a quelques années,
au colloque (initié et organisé par Le Devoir) sur « la nation québécoise
», où le souverainiste Bouchard et le fédéraliste Taylor s’étaient entendus
comme larrons en foire, tous les deux communiant à la même foi civique,
l’un et l’autre en possession tranquille de la vérité multiculturelle du
monde, en regard de laquelle la parole du citoyen d’Hérouxville (ou du
téléspectateur de TVA ou de TQS) n’a droit qu’au mépris.
Je me permets ici de reproduire, pour étayer ce jugement rapide, quelques
extraits du texte que j’ai rédigé pour l’ouvrage auquel donna lieu le
colloque en question : « Pour sortir de la survivance », dans Penser la
nation québécoise, Éditions Québec Amérique, 2000 :
« Comment nos clercs universitaires en sont-ils arrivés là, à se voir et à
nous voir avec les yeux des autres ? Comment ont-ils pu, sous prétexte
d'ouverture aux autres, adopter le point de vue des autres sur nous-mêmes ?
[…] Mine de rien, le nouveau credo de la nation québécoise ouverte et
plurielle, multi- ou transculturelle, mine le projet qu'il prétend servir,
en le privant peu à peu de sa raison d'être. Paradoxe terminal de
l'histoire de notre peuple, il risque de sonner son requiem. Car il
implique que nous disparaissions par altruisme, que nous renoncions, au nom
de la démocratie, au principe même de la démocratie, au droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, à se gouverner. De ce piège, qui est en train
lentement de se refermer sur nous, beaucoup de Québécois dits « de souche »
ont conscience, qui ne sont pourtant pas des penseurs professionnels de la
nation québécoise. Alors, d'où vient que ces derniers ne le voient pas;
d'où vient qu'ils ne voient rien venir? Qu'est-ce qui les rend aussi
intellectuellement absents au « phénomène de la vulnérabilité mortelle du
Québec », pour reprendre la formule de Pierre Vadeboncoeur dans Gouverner
ou disparaître? C'est qu'à force de ne vivre qu'avec ses semblables, dans
sa tour d'ivoire universitaire, l'intellectuel finit par perdre, sans même
s'en rendre compte, le sens commun dont parle Descartes au début du
Discours de la méthode, ce sens commun qui est aussi le sens politique par
excellence [...]
Que reste-t-il, dès lors, à notre penseur de haut vol pour
penser la « nation québécoise »? Il lui reste la logique qui, laissée à
elle-même, privée de son lien avec le monde et avec l'expérience
historique, se trouve non seulement à la merci de toutes les idéologies de
passage, de la dernière mode intellectuelle venue, du dernier modèle à
plaquer sur la réalité (il faudra bien que l'on fasse un jour l'histoire de
cette colonisation de la pensée québécoise), mais surtout extrêmement
vulnérable à la sophistique antinationaliste et à toutes les manœuvres qui
visent à affaiblir la nation francophone en nourrissant chez ses membres la
honte et le mépris de leur propre histoire collective.
Il n'en fut pas toujours ainsi pourtant. Les grands intellectuels de la
génération précédente (les Dumont, Miron, Vadeboncoeur, Perrault, Rioux,
etc.) ne se sont jamais voulus au-dessus de la mêlée, jamais désolidarisés
de l'aventure collective. La conscience malheureuse des Canadiens français,
ils l'avaient assumée comme la leur propre (« À tous je me lie jusqu'à
l'état de détritus s'il le faut », disait Miron le Magnifique). La fatigue
culturelle de leur peuple, ils l'avaient d’abord reconnue en eux-mêmes,
comme Hubert Aquin, avec une impitoyable lucidité […]
Fernand Dumont avait coutume de répéter qu'il était nationaliste par
nécessité, et qu'il ne l'aurait sans doute jamais été s'il avait appartenu
à une grande nation, sûre d'elle-même et de son avenir. Chez lui, le
nationalisme était non une fin en soi mais ce moyen indispensable auquel
avait dû recourir la petite nation française d'Amérique d'abord pour
survivre, puis pour essayer ensuite de sortir de la survivance où elle
végète depuis plus de deux siècles. Car il y a un prix à la survivance. Un
prix très élevé. Qu'on ne le dise pas, ou qu'on ne le dise plus, en dit
long sur la profondeur de notre fracture sociale et sur la censure
qu'exercent les privilégiés de la culture. Pardonneront-ils jamais à
Fernand Dumont d'avoir enfreint cette censure en posant crûment la
question: « Une nation comme la nôtre vaut-elle la peine d'être continuée?»
Être nationaliste aujourd'hui au Québec, c'est répondre oui à cette
question avec l'espoir qu'un jour nos enfants n'aient plus à se la poser,
qu'ils n'aient plus à être nationalistes, mais qu'ils puissent être enfin
tout simplement de leur nation. Être nationaliste, cela veut dire, pour
moi, demeurer fidèle à ce néonationalisme issu de la Révolution tranquille
et qui se trouve aujourd'hui de plus en plus remis en question par les
souverainistes eux-mêmes, obnubilés par la nouvelle orthodoxie des
identités ouvertes, plurielles, métissées, postmodernes, orthodoxie dont de
nombreux universitaires se font les complices, quand ce ne n'est pas les
théoriciens.
Quand Guy Rocher soudain s'éveille...
Malgré tout le respect que je dois à mon vieux professeur de sociologie Guy
Rocher, j'avoue que son accès de lucidité ne m'émeut guère, lui qui, dans
sa postface à « Penser la nation québécoise » (Éditions Québec Amérique,
2000, p. 294) écrivait: «Si, pour ma part, c'est à la formulation de la
nation québécoise qu'en donnent en particulier Gérard Bouchard et Michel
Seymour que j'adhère le plus aisément, c'est qu'elle me paraît offrir le
meilleur équilibre entre la reconnaissance des jeux et des rapports de
pouvoir et la part toujours à renouveler de confiance en l'autre et les
autres. Elle est, à cet égard, sociologiquement réaliste et politiquement
engageante pour l'avenir, avec la lucidité nécessaire devant le défi à
relever».
La lucidité d'aujourd'hui n'est plus, semble-t-il, celle d'hier... C'est
pourquoi, avant de dénoncer les errements de Bouchard, Guy Rocher aurait
peut-être mieux fait de commencer par faire son autocritique, par
reconnaître qu'il a été lui-même, avec tant d'autres, roulé dans la farine
du multiculturalisme canadian revu et corrigé (mais si peu...) par
Bouchard, Seymour et tous nos spécialistes de la « nation québécoise ».
N'est-il pas un peu tard pour prendre conscience que derrière le «
souverainisme sans nationalisme » auquel ces derniers s'emploient depuis
une bonne dizaine d'années à nous convertir, c'est Pierre Elliott Trudeau
qui continue d'agir, de tirer les ficelles?
Serge Cantin
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
Les bien-pensants
il faudra bien que l'on fasse un jour l'histoire de cette colonisation de la pensée québécoise
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
2 juin 2008Le fascisme anglo-saxon sous la forme de la pseudo-mondialisation. En réalité il s'agit du fascisme américain yankee qui a l'intention de dominer le monde pour le prochain siècle.
Raymond Poulin Répondre
2 juin 2008Les intellectuels à la Bouchard font partie d’une catégorie qui, à toutes les époques, se complaît dans une doxa particulière à son temps. C’est leur manière de se sentir «modernes » et originaux alors qu’ils baignent dans le conformisme de leur petit milieu fermé, où la règle du jeu consiste à se montrer encore plus conforme que les autres, sous couvert d’un langage savant masquant la pauvreté et le manque de profondeur d’une pensée abstraite perdue dans les brumes de l’idéalisme. Parce qu’ils pensent le monde hors de toute référence à ses principes concrets — à ses intangibles —, ils croient en créer un nouveau passible de transcender la nature humaine, de la re-former, alors même qu’ils la perturbent et, dans les cas où ils arrivent à exercer un pouvoir véritable ou à l’influencer, contribuent à la déstructurer. Leur point de départ repose habituellement sur une naïveté confondue avec la révélation ou la découverte d’une vérité universelle. Ils sévissent dans tous les domaines des disciplines humaines et sociales, de la littérature — ainsi, les tenants des «sciences» littéraires — à la géopolitique, en passant par la philosophie l’histoire, l’économie, la politique, la psychologie. Sans, le plus souvent, jamais en prendre conscience, ils contribuent à l’édification des divers totalitarismes, lesquels servent des intérêts qui leur échappent.