Il aura fallu qu'éclate la crise pour que l'on commence à mesurer l'ampleur de la dérive et de la catastrophe financière et économique actuelle. Des indices s'étaient pourtant manifestés, que l'on avait minimisés. Les scandales d'Adelphia et d'Enron? Des accidents de parcours, s'était-on empressé de répondre. Quant à l'affaire des PCAA, un autre épisode également classé dans la rubrique «anecdote».
Les yeux se dessillent maintenant. Les mauvaises nouvelles se multiplient. Des hommes et des femmes lèvent les bras au ciel et appréhendent une vieillesse qui se vivrait dans la gêne et la modicité.
Comment en est-on arrivé à ce niveau de désolation et d'invraisemblance? Les historiens répondront plus tard à ce genre de questions et proposeront des hypothèses d'explications. Ils en arriveront sans doute à aligner des propositions dans l'espoir d'épargner à nos enfants une crise du même genre. Exactement, comme on l'a fait au lendemain de la crise des années 30. Il est quand même possible de distinguer le rôle des hommes et la faiblesse des institutions dans cette tragédie à la dimension de la planète. Financiers, banquiers, experts, analystes et simples agents de transaction portent leur part de responsabilité dans ce qui est également une insulte à l'intelligence.
Au premier rang figurent les prédateurs qui, au fil des années, se sont moqués d'une partie de l'humanité tout en se bâtissant des fortunes et en vivant des vies de pacha. Madoff est évidemment le prototype de cette espèce de malfaiteurs qui ont vidé les tiroirs en faisant miroiter mer et monde à leurs clients. Des manipulateurs qui ne sont que des voleurs déguisés en charlatans et qui se doublent de séducteurs de très haut rang. Les questions les plus fondamentales surgissent lorsque l'on tente de comprendre les raisons de leurs succès étalés sur une bonne période de temps. Comment des personnes, comment des institutions et des entreprises ont-elles pu engloutir leurs fortunes, les épargnes de leurs clients dans un gouffre sans nom? Cupidité, appât du gain, déraison: les psychiatres auront de quoi s'amuser en tentant d'expliquer ce carnaval d'invraisemblances.
Au second plan s'inscrivent les apprentis sorciers de la finance. S'y retrouvent, en ordre dispersé, banquiers, dirigeants d'agences de prêts et d'investissements sous toutes formes; en somme, l'état-major du monde de la finance dans chacun des pays et, bien sûr, à Wall Street.
Ces acteurs se sont installés dans un monde à part, dans une bulle qui les écarte de la réalité quotidienne. Ils se font les chantres d'instruments financiers qui devraient mener au paradis sur terre. Ils ont avalisé les mécanismes ésotériques qui ont provoqué le scandale, car c'en est un, des fameux PCAA -- les papiers commerciaux adossés à des actifs. Il fallait une bonne dose d'imagination pour lancer un tel instrument qui résulte de l'application de mathématiques virtuelles. Passe encore. Il faut voir avec quels talent et persuasion ces apprentis sorciers ont réussi à convaincre petits investisseurs et gestionnaires d'entreprises bien cotées à s'engager dans une aventure que n'aurait sans doute pas réussi à inventer un très bon auteur de science-fiction. Du côté de la Caisse de dépôt et de placement, on coiffe le bonnet d'âne: premier dans sa catégorie, rien de moins!
On se trouve ici devant une dérive absolue de l'activité financière. Ces inventions, style PCAA, font-elles l'objet d'équations savantes, de calculs devant lesquels on reste bouche bée? Il ne faut pas se laisser leurrer. Il s'agit là d'une parade ou d'un artifice qui ne repose sur aucun fondement concret. On nage dans la virtualité! Devant l'ampleur du désastre, certains de ces acteurs se sont contentés d'évoquer, à leur défense, le cliché éculé: «Tout le monde le fait, fais-le donc...» C'est exactement dans cette frénésie que se sont engagées, aux États-Unis, banques et autres institutions de prêts en transformant l'univers des hypothèques en une version tragique du jeu de Monopoly.
Est-il possible d'imaginer des enseignements en regardant ce fiasco qui plonge des millions d'hommes et de femmes dans une forme de précarité, sinon de détresse?
Le président Obama a déjà dégagé une première leçon de cette forme d'aventurisme. Il a justement fustigé ces repus de la finance qui ignorent l'existence même de la notion de décence. En imposant une limite aux salaires et autres indemnisations financières versés aux dirigeants des institutions bancaires rescapées par le Trésor public, il a surtout lancé un message à l'intention des apprentis sorciers. La mesure vise un petit nombre de personnes, elle a valeur de symbole. Dommage que les patrons des deux banques québécoises n'aient pas su lire le sens profond de l'initiative du président des États-Unis. Sans doute est-ce attribuable à la fabulation collective qui permettrait au Québec d'échapper miraculeusement à tourmente économique et financière.
Cette décision du président américain vise en fait les excès dans lesquels se complaisent les apprentis sorciers. Leurs démarches, leurs activités, leur talent, rien ne justifie cette voracité qui s'est emparée de ce petit monde. Il est impensable et illogique qu'ils puissent toucher des revenus sans aucune commune mesure avec l'effort fourni ou les résultats obtenus.
Je ne puis m'empêcher de songer à mon père qui a été, pendant plus de 25 ans, «gérant de banque», comme on disait à l'époque. Durant sa carrière à la Banque provinciale, il lui est arrivé de devoir rembourser intégralement un prêt consenti à un client incapable d'honorer ses engagements. De semaine en semaine, son salaire faisait l'objet d'une retenue calculée au sou près!
À l'opposé, l'immunité des apprentis sorciers s'inscrit dans la dérive du secteur financier qui se constate depuis quelques années. Comment expliquer au commun des mortels l'écart considérable entre les profits affichés, de trimestre en trimestre, par les banques canadiennes, par exemple, et les rendements moyens relevés sur les différentes places boursières. L'activité financière et bancaire s'est découplée de la réalité économique qu'elle doit en théorie servir et nourrir. Elle évolue en un cercle fermé, loin de la production des biens et services. C'est comme s'il n'existait pas de conseils d'administration dans ces organismes. À moins que ces C.A. n'aient été anesthésiés par les discours des apprentis sorciers. Il y a là plus qu'un non-sens: c'est préparer la voie à une catastrophe. Comble de l'ironie, les informations qui font état de l'augmentation imminente des frais imposés aux clients des institutions bancaires! Il ne faut pas en rater une!
En plus des exhortations que suggèrent le gros bon sens et l'éthique la plus élémentaire, on doit imaginer des pistes d'intervention dans l'espoir de ramener à la raison ces apprentis sorciers et leurs acolytes. Il faut que l'État réaffirme et réinvente son devoir de contrôle dans ce domaine. Il ne s'agit pas ici de souscrire à la thèse d'un interventionnisme extravagant. Il faut protéger les hommes et les femmes contre les résultats néfastes des jeux bancaires et autres manoeuvres qui grèvent les pensions de millions de personnes. Les institutions bancaires, les fiducies, les trusts jouent avec la sécurité financière de ces hommes et femmes dont les épargnes forcées sont lancées dans le grand jeu de la spéculation débridée.
Le temps est révolu de l'opacité, de l'absence de transparence de ces institutions. Il est temps d'en finir avec des rapports annuels qui exigent une formation avancée en économétrie pour en déchiffrer le sens exact. Ces institutions ont l'obligation élémentaire de rendre des comptes. Et l'État doit leur faire entendre raison. C'est ici que se présente le chantier inachevé de la législation en matière de gouvernance «corporative».
Les plans de relance, les stimulants, pour employer l'expression à la mode, répondent certes à un besoin immédiat, impérieux. Il ne faudrait pas se limiter à cette médecine d'urgence et laisser à l'arrière-plan les correctifs, les changements qu'impose l'actuel dérapage du secteur bancaire et financier. Ces initiatives, législatives et réglementaires, doivent être imaginées et concrétisées immédiatement, sinon le temps amenuisera peu à peu le souvenir de ce dérapage.
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Paul-André Comeau, L'auteur est directeur du Laboratoire d'étude sur les politiques publiques et la mondialisation, à l'ENAP. Il a été rédacteur en chef du Devoir de 1985 à 1990.
Crise mondiale
Par-delà les plans de relance, il faut resserrer les contrôles
Le Québec et la crise
Paul-André Comeau1 article
Directeur du Laboratoire d'étude sur les politiques publiques et la mondialisation, à l'ENAP. Il a été rédacteur en chef du Devoir de 1985 à 1990.
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