Oublier Hubert Aquin?

Le 20e anniversaire de la mort tragique du grand écrivain québécois est en train d'être passé sous silence. L'actualité brûlante de sa pensée en est peut-être la cause

Livres - 2008





Au Québec, il suffirait de citer certains passages de l'oeuvre d'Hubert Aquin pour éclairer encore de façon aiguë et pertinente notre actualité sociale et politique. Et pourtant, à vingt ans de son suicide, ni le milieu intellectuel ni les médias n'ont senti, à présent, la nécessité de commémorer cet anniversaire. Une telle amnésie généralisée sur l'un des écrivains-philosophes les plus grands du Québec suscite bien des questions. J'essaierai d'en comprendre les raisons en interrogeant le Québec d'aujourd'hui ainsi qu'Hubert Aquin lui-même en tant que conscience critique.
Aquin, l'anti-prêtre
Démesuré et inclassable, Aquin a été un étranger dans son propre pays, non seulement comme artiste mais aussi comme citoyen. Aquin est l'opposé de l'écrivain national, il défie toute célébration, il dérange. Son courage fou n'a pas d'égal dans une société qui, tout en vivant son histoire certes dramatique avec des sursauts de lucidité, n'a jamais emprunté d'une manière décidée la voie de l'autocritique. Hubert Aquin, lui, se contredit mais il ne se cache pas. Dans un célèbre passage de La Fatigue culturelle du Canada français (revue Liberté, 1962 ; publié dans Blocs erratiques, 1981 ; pages 96 et 97), en s'interrogeant sur «les Canadiens francais», les Québécois de l'époque, il écrit : «[...] ils veulent simultanément céder à la fatigue culturelle et en triompher, ils prêchent dans un même sermon le renoncement et l'ambition. Cette société «aspire à la fois à la force et au repos, à l'intensité existentielle et au suicide, à l'indépendance et à la dépendance». Le premier pas vers le dépassement de cette ambiguïté serait pour Aquin «d'assumer pleinement et douloureusement toute la difficulté de son identité».
Comment se surprendre alors qu'on oublie sa mort quand la société est incapable de vaincre le mensonge existentiel diffusé et profond qui nous sert d'idéologie ? Ce mensonge de l'être social auquel faisait vaguement référence Jean Larose dans un article récent publié par Le Devoir, en parlant de l'incapacité d'éduquer qui afflige le Québec. Ce même mensonge institutionnalisé (le totalitarisme soft) contre lequel s'est révolté il y a un an René-Daniel Dubois dans une entrevue au journal Le Monde. Donc, le Québec a certainement «connu» et «lu» Hubert Aquin, mais il ne l'a pas reconnu. De lui, on a fait un cas «littéraire» afin de le confiner sur le terrain des spécialistes, des théoriciens de la littérature. Hubert Aquin sait voir et il a aussi le courage de nommer ce que voit. Autrement dit, il est authentique. Une qualité civile que l'on a perdue d'un régime à l'autre au Québec ou tout simplement que l'on n'a jamais acquise. Ici, les ravages de la domination de l'Eglise catholique ont eu des effets pires, peut-être, que la colonisation britannique elle-même. L'analyse que Michel Morin et Claude Bertrand ont faite, il y a presque vingt ans, des méfaits de cette culture ecclésiastique reste d'une justesse et d'une honnêteté inégalées.
Aujourd'hui, le comportement de l'intelligentsia demeure encore profondément marqué par la prêtrise. L'incapacité critique même, le manque de courage des gens qui auraient les moyens de devenir des «intellectuels», résultent en partie d'une obéissance inavouée et inavouable à un diktat subliminal et refoulé de l'autorité.
Voilà: Hubert Aquin est l'anti-prêtre par excellence, le plus loin de cette culture québécoise, le plus à part, le seul qui pouvait stigmatiser d'une façon définitive sa fatigue extrême. On aimerait bien que nos intellectuels, nos politiciens ou nos journalistes soient capables d'analyser et commenter l'oeuvre d'Aquin. Ce passage, par exemple : «L'indépendance est une notion de l'esprit. Il importe de savoir sous quelle espèce politique et parlementaire se manifestera cet être de raison qu'est l'indépendance. Il importe de savoir aussi qui se chargera de concrétiser ce rêve, qui nous conduira à la Terre promise et par quel chemin. En tant que citoyen - et j'en arrive à décliner mes préjugés -, je suis séparatiste, mais je suis insatisfait des précisions qu'on apporte à ce vieux rêve révolutionnaire de tout Canadien français (op. cit., page 57).
Insoutenable pour tous
Vingt ans après sa mort, deux référendums perdus, l'essor artistique des années 80 et le décollage économique de Québec inc. font dire aux gens que Aquin est dépassé, politiquement obsolète et qu'il vaut mieux de ne pas en parler. La vérité est tout autre : la frénésie de la consommation et le séparatisme néolibéral, les agents les plus puissants de la modernisation au Québec, ont étourdi une société déjà assez «tranquille», laissant les questions posées par Aquin toujours sans réponse. L'idée d'indépendance de ce citoyen est trop haut placée pour inspirer nos politiciens et le recours à sa pensée aurait pour seul effet d'embarrasser tout le monde. Il est vrai que depuis la «mort des idéologies» et le désenchantement généralisé, dont la manifestation au Québec a coïncidé à peu près avec le suicide d'Aquin, le rôle des intellectuels a radicalement changé dans les pays de l'Occident. Cela dit il est intéressant de confronter la position d'Aquin, sa pensée politique formée entre les années 1950 et 1977, avec celles des rares intellectuels québécois de la génération suivante qui ont fait leur métier. Michel Morin est sans aucun doute le penseur qui a le plus fait pour donner une réponse politique à l'impasse ontologique dans laquelle se trouve depuis toujours la société québécoise. Malgré cela, Morin aussi oublie de signaler la continuité entre la pensée d'Aquin et sa propre réflexion politique. Et pourtant, dans son livre de 1992, La Souveraineté de l'individu, l'effort de définir le sens de l'indépendance par une nouvelle nationalité nous rappelle de près la définition de l'indépendance par Aquin comme «une notion de l'esprit». Il est vrai que Michel Morin a dressé une critique ponctuelle de l'idéologie nationaliste ayant pour but la fondation de la nation en se démarquant ainsi de la vision d'Aquin qui y voyait encore une étape nécessaire sur le chemin de l'universalisation de l'expérience québécoise. A la lumière des vingt dernières années d'histoire, Morin peut se méfier de «ce réquisit du nationalisme souverainiste qui consiste à affirmer la nécessité pour chaque nation de disposer de "son" État. [...] le sentiment d'appartenance à une même communauté culturelle est l'idéologie sous-jacente à l'idée d'état-nation, idéologie dangereuse en ce qu'elle autorise tous les glissements hors d'une véritable légalité démocratique» (La Souveraineté de l'individu,page 67).
Mais la distance avec Aquin n'est pas si grande. Ce dernier était parvenu à la conclusion d'accepter et de vivre la phase nationaliste parce qu'il ne voyait pas de raccourcis possibles, à l'époque, dans l'accession à l'universel. Mais cette conviction ne l'a pas empêché de dresser la critique de cette même idéologie. En polémiquant avec Pierre Trudeau, il écrit: «Or, précisément, la nation-État est un concept vraiment périmé qui ne correspond ni à la réalité ni aux dernières données de la science. La nation n'est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. Il n'y a plus d'ethnies, ou alors fort peu. Le Canada français est polyethnique. Et ce serait pure folie, j'en conviens, de rêver pour le Canada français d'une nation-Etat quand précisément la nation canadienne-française a fait place à une culture globale, cohérente, à base différentielle linguistique. Qu'on appelle nation ce nouvel agglomérat, je veux bien, mais alors il ne peut plus être question de la nation comme du ferment du racisme et de tous ses abominables dérivés.» Voilà, l'idée est là, fondée sur des valeurs démocratiques sincèrement senties et sur une vision de la cité que nous partageons entièrement.
On dirait que plus on lit Aquin, plus on comprend le pourquoi du silence qui l'entoure. D'ailleurs, aucun régime n'a jamais célébré un écrivain subversif et le Québec «souverainiste» ne fait pas exception : entre les Blocs erratiques et le Bloc québécois, il ne peut pas y avoir d'affinité ! Les intellectuels, aussi, souffrent d'une forme suspecte d'amnésie parce que Hubert Aquin leur a coupé l'herbe sous le pied, parce qu'il les a génialement dépassés de moult mesures. Mais surtout parce qu'il les oblige à se confronter, à être authentiques.
Aquin est l'écrivain qui a, le plus et mieux, senti, vécu et représenté la difficulté d'être moderne et Québécois. Celui qui a incarné le drame de la modernité fuyante et hors d'atteinte en conjuguant, dans son écriture, sa propre destinée individuelle au devenir historique de la société québécoise. Son oeuvre est le lieu où se joue tragiquement la recherche de sens existentiel et politique de toute, minorité, de toute humanité. Ainsi vu, Hubert Aquin est le Québec même. Ce que Jacques Folch-Ribas a écrit de lui il y a vingt ans est encore vrai : «Hubert Aquin est peut-être le premier écrivain qu'il faudrait lire pour saisir la complexité du Québec. »
Mais le Québec ne veut pas se lire.
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LAMBERTO TASSINARI
L'auteur, qui vit à Montréal depuis 1981, a été cofondateur et directeur du magazine transculturel Vice Versa (1983-1996).

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