Quand j’eus terminé la rédaction de Langue et culture : unité et
discordance, Prise de parole, 2009, je voulus prendre congé des études
sur le bilinguisme. À défaut de pouvoir m’en détacher pleinement,
j’ai pris un retrait. J’avais préparé cette transition en
déménageant en Outaouais en 2001.
J’ai alors vécu des moments de répit linguistique réconfortants. Ne
plus avoir à répondre à : Could you repeat in English, please? Ce qui
ressemble plus à un ordre qu’à une invitation. Entendre du français
partout, restaurants, centres commerciaux, cinémas, la détente! Puis, les
répondeurs téléphoniques ont appris à nous parler dans les deux
langues, répétition intégrale. Tant dans les institutions provinciales,
municipales que chez les détaillants ou services privés, l’anglais
s’installa. Une ressortissante immigrée de l’Afrique francophone ne
peut pas travailler à la Ville de Gatineau parce qu’elle n’est pas
bilingue. Elle détient un passeport canadien, mais elle n’est pas
Canadian. C’est le comble! Au quotidien, le détaillant Maxi beugle ses
annonces publicitaires en anglais et certaines caissières s’adressent à
moi en anglais d’abord. Enfin, le déferlement de fonctionnaires
fédéraux unilingues inonde le territoire. Le français n’est plus la
langue officielle du Québec. On peut se retirer, mais comment apprendre à
se détacher de ces états de fait?
À trop insister sur ces questions d’accès et d’usage linguistique,
vous risquez de passer pour un « intégriste ». Depuis un an des gens
bien intentionnés veulent reprendre le flambeau : Ottawa, ville bilingue.
J’ai beaucoup d’estime pour toutes ces personnes. Loin de moi de croire
que leur geste est blâmable. Néanmoins, je sens en moi un malaise et un
jugement aussi à l’idée de cette entreprise.
Je suis de ceux qui ont cru dans la dynamique à trois volets : des lois
fortes donnent des institutions énergiques dans lesquelles des individus
motivés s’engagent. Et son corollaire obligé : des individus conscients
et motivés s’engagent dans des institutions autonomes et ainsi
justifient le maintien de lois protectrices fortes. Seule façon
d’assurer le maintien de minorités de langues officielles, pensais-je.
Mais il faut davantage.
Où est le problème à demander qu’Ottawa devienne bilingue? D’aucuns
voient ce geste comme la continuation (ou l’achèvement?) des gains en
matière de reconnaissance de l’égalité des peuples fondateurs du
Canada. La consécration des 42 années d’existence de la Loi fédérale
sur les langues officielles. Je dis que le problème pour moi est là. En
tant que professionnel, j’offre des services externes à divers
ministères fédéraux (consultation, coaching, recherche). Je suis donc en
communication constante avec nos fonctionnaires. Je m’empresse de
préciser que j’ai un profond respect pour nos « civil servants »,
terme si parlant. Tous les jours, je m’oppose à une pratique qui fait du
français une langue très seconde. Comme la plupart des courriels le
mentionnent : « Le français suit. » Mais de loin.
Je partage un exemple qui résume à la fois le problème de forme et de
fond. Pour la forme, je vous mets au défi de comprendre la missive en
français sans vous référer à l’anglais. Pour le fond, le message
explique ce que je suis en train de développer. J’ai reçu le message en
anglais seulement en premier. Après intervention de ma part, j’ai reçu
ce qui suit. (Il s’agit d’un extrait d’une missive où on explique
les attentes du service externe.)
Question #4 :
re : delivery in both languages. Is the expectation that the moderator will
switch languages regularly or will they be asked to repeat everything in
both languages?
Answer #4
We are expecting that the moderator will switch language as participant
will talk in both language. The moderator will not have to repeat
everything in both languages
Question #4 :
À propos du livrable de communiquer dans les deux langues. Est-ce que
les attentes sont que le modérateur change de langue régulièrement ou
est-ce qu’on lui demandera de tout répéter dans les deux langues?
Réponse #4
Étant donné que les participants parleront dans les deux langues, nous
nous attendons à ce que le modérateur change de langue. Le modérateur
n’aura pas à tout répéter dans les deux langues.
Que dire de la pratique sous-entendue ici? Le facilitateur demandera en
début de session si quelqu’un ne comprend pas l’anglais. Devant le
silence éloquent, il continuera en anglais sa présentation tant que
quelqu’un n’interviendra pas en français. Il donnera une réponse
rapide et indiquera à ce malotru où se renseigner hors séance. Vous
parlez dans les deux langues; votre bilinguisme permet aux unilingues de le
rester. Ne venez pas me dire qu’il s’agit de pratiques exceptionnelles.
J’en ai trop vu : des francophones qui se parlent entre eux en anglais
parce qu’ils sont en présence d’un seul unilingue.
Donc, le symbole d’une Capital bilingue sur le modèle du bilinguisme
canadien, j’y crois peu. C’est se présenter trop près du problème.
C’est répéter ce qui fait que nous en sommes là. Il faut revoir la
base de notre illusion et de nos aspirations. Le Canadien français se
présente toujours sous deux couverts : sa double identité, en quelque
sorte. Le conquis et le survivant. Le survivant en nous dit : une autre
guerre, allons-y, on est capable. À l’arraché, une école, un hôpital,
des traductions! Et, il faut le dire. Il y a eu des gains. C’était
l’esprit des gens de L’Assemblée législative en 1791. Majoritaires,
ils tenaient tête au Gouverneur. Mais nous sommes aussi des conquis,
plusieurs fois conquis : 1763, 1837-38 et l’Acte d’Union qui consacra
à tout jamais notre statut de minoritaire. En 1867, Georges-Étienne
Cartier croyait de bonne foi en un fédéralisme qui n’enlèverait rien
aux bases d’une nation autonome pour les Canadiens français. Il dut se
satisfaire du titre de « Sir » en compensation pour un barguignage qui
creusa à tout jamais le fossé entre les deux nations fondatrices. C’est
l’illusion que nous conservons. Nous serions égaux et fondateurs (les
survivants d’une conquête). Et pourtant, en même temps, nous devons
demander la clémence et la compassion des membres de l’autre groupe «
égalitaire ». Nous jouons sur deux fronts, double identité trouble. Eux
aussi, des fois conquérants, ils disent « Non » à nos demandes. Des
fois négociateurs ou manipulateurs, ils promettent quelques services de
plus.
Réclamer que la Capital du Canada devienne bilingue sans revoir les
conditions liées à ce gain, c’est, au mieux, perpétuer une illusion de
plus. Au pire, c’est s’aveugler devant le besoin d’un perpétuel
recommencement de notre minoritude. Qui devenons-nous dans ces
réclamations? C’est ce qui me ronge, m’afflige, m’empêche
d’atteindre à un sain détachement. Comme le résume si bien Jean
Bouthillette : « Comment renaître à soi-même sans ressusciter ce qui ne
demande plus à revivre? »
Benoît Cazabon
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
3 commentaires
Archives de Vigile Répondre
17 novembre 2014Même au 911, le français n'est qu'optionnel en Ontario: http://ici.radio-canada.ca/regions/ontario/2014/11/17/009-911-francais-urgence.shtml
Vous avez quasiment deux chances sur trois (14 sur 22) de vous faire répondre par un.e unilingue anglophone.
On n'est même pas foutu de respecter un service essentiel pour l'une des deux langues officielles de ce pays.
Je me demande combien d'employés du 911 au Québec sont des unilingues francophones.
Marcel Haché Répondre
16 novembre 2014Dans la société totalitaire qu’est l’Amérique du Nord—cela ne signifie pas la fin de la démocratie, qui est en fait un régime clos de la Domination-- les individus sont intimés à porter chacun en soi le caractère répressif de la Domination. Les alternatives sont conceptuellement supprimées.
Par exemple, dans cette société, le pétrole n’est pas incontournable, c’est bien pire que cela : il est conceptuellement insurpassable. Les individus sont mis dans l’incapacité d’imaginer « moins de pétrole », et bien moins encore « presque plus de pétrole du tout ». Dans la Domination, il n’y a plus d’alternatives. Et le français est une alternative en terre américaine. L’indépendance du Québec en est une autre de ces alternatives, que la société nord américaine va combattre de toutes ses forces à travers chacun des individus, y compris parmi eux, en première ligne, de très nombreux Tremblay d’Amérique. La gauche ou la droite alors, cela relève au final des préférences de chacun. Du moment qu’il n’y a plus de Destination, quelle importance le Chemin à prendre ?
Ce n’est pas si surprenant que les indépendantistes québécois soient les derniers grands révolutionnaires de notre continent. Grosse job! On jase, on jase, mais grosse job quand même !
Les grosses jobs nécessitent évidemment une grande détermination, qui appelle elle-même un ton jusqu’ici inconnu chez les indépendantistes eux-mêmes, toujours prêts qu’ils sont encore à concéder des droits acquis (comment?) et parler anglais à la première occasion…
Archives de Vigile Répondre
16 novembre 2014La dernière campagne électorale municipale à Ottawa fut révélatrice. Toutefois, les francophones d'Ottawa continuent à se boucher les deux oreilles pour ne pas entendre le message déplaisant de la majorité anglophone.
Toute la communauté francophone d'Ottawa a supplié le futur maire (le maire sortant) d'inclure dans son programme l'institutionnalisation du bilinguisme à Ottawa. Le candidat leur a signifié une fin de non-recevoir. Selon lui, les francophones étaient déjà fort bien servis à Ottawa, et il n'était nullement nécessaire d'en faire plus.
Bien sûr, il leur a dit cela en français, parce qu'ainsi, les couleuvres s'avalent mieux.
Si le maire sortant n'a pas osé acquiescer à la demande des francos, c'est clairement que cela aurait nui à sa réélection. Sinon, pourquoi aurait-il refusé?
Il est clair que la majorité anglophone aurait fort mal réagi à une telle concession aux francos.
Essayez de dire à un franco-ontarien qu'il est un citoyen de deuxième classe en Ontario, et il va vous traiter de maudit séparatiste. Il est très heureux dans son petit cocon. Il accepte les bonbons qu'on lui lance de temps en temps, pensant qu'il s'agit de grandes avancée pour leur communauté.
Quand on leur refuse un bonbon, ils pensent que le fruit n'est pas mûr, et se résigne à remettre à plus tard leurs revendications.