3 janvier 2012 – En février 1805, le comte Joseph de Maistre, qui nous est particulièrement cher, est installé à Saint-Petersbourg où il représente le royaume du Piémont Sardaigne, dans le plus extrême dénuement personnel et le désintérêt complet de son roi, et pourtant au milieu de la sollicitude et des prévenances du tsar Alexandre Ier et de l’élite russe qui ont distingué en lui le grandiose métaphysicien de la Révolution française. Le 14 de ce mois de février 1805, il écrit une lettre à son frère Nicolas, “monsieur le Chevalier de Maistre”, à qui il parle, «là, seul au milieu de mes quatre murs, loin de tout ce qui m’est cher, en face d’un avenir sombre et impénétrable». Nous citons cet extrait, en gardant deux soulignés du comte (“aplatie” et “rien”), dont l'un que nous permettons de compléter pour notre compte…
«Je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance […] et ne voyant autour de notre cercle étroit[…] que de petits hommes et de petites choses, je me disais : “Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?” Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien…»
Le comte Joseph parlait de la vie monotone de Chambéry, qui, trente ans plus tôt, lui “aplatissait la tête” (quelle superbe expression !)… C’était avant le 1789 que tout le monde sait, dans une Savoie à la fois si proche de la France par la langue et éventuellement par les idées des Lumières ; à la fois contrainte par le royaume de Piémont Sardaigne et son “absolutisme turinois” à une sujétion pesante sinon à une vie intellectuelle strictement contrôlée et “écrasée” par divers éléments d’une attention policière régulièrement envoyée par le roi trônant à Turin et éprouvant une méfiance jalouse pour sa lointaine et suspecte province de Savoie.
Effectivement, Maistre fut un “homme des Lumières”, souffrant de cette contrainte, ouvert aux idées nouvelles, franc-maçon mais jamais séparé de la Tradition, et qui en vint à ses positions métaphysiques extrêmes et sublimes en s’appuyant sur la connaissances de ces idées, en comprenant à la fois, sous la force de l’intuition haute, l’impératif de leur apparition à cause d’un système absolutiste en lambeaux, puis leur force absolument dévastatrice, et enfin, au-dessus de tout leur caractère absolument subversif, – tout cela conduit selon des “plans généraux” qui dépassaient absolument les comportements et les ambitions humaines.
Maistre ne fut jamais, ni un monarchiste entêté, ni un conservateur borné, ni un réactionnaire exalté ; il fut un métaphysicien, un homme de l’intuition haute, comprenant à l’exposé sanglant de la Révolution française, quelle joute grandiose emportait soudain l’Histoire devenue métahistoire ; la tenant pour un acte indirect de la volonté divine, destiné à purger le monde de la déviation où s’était enfoncé le temps monarchique, mais sans évidemment aucunement en partager le fondement qui est absolument l’inversion même, le double diabolique, du Principe de la Tradition. La Révolution française débarrassa Maistre de «l’énorme poids du rien»…
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Nous sommes, nous, plus de deux siècles après le comte Joseph, dans une situation à la fois similaire et différente. La similitude est sans aucun doute dans le fait que nous nous trouvons devant les deux évènements mentionnés ci-dessus, que nous pouvons aussi bien désigner, du point de vue du comte, comme deux crises psychologiques majeures : «l’énorme poids du rien» d’une part, l’explosion de cette crise d’une telle importance qu’elle ne peut être comprise sans la faire entrer dans sa dimension métaphysique d’autre part. La différence est dans ce que la situation montre deux chronologies qui divergent ; au lieu de se succéder, les deux crises se superposent. Nous sommes à la fois dans le 1785 et dans le 1793 du comte Joseph. C’est-à-dire qu’il existe effectivement deux courants, sinon d’analyse, dans tous les cas de perception, déterminant par conséquent comportements et jugements ; et le problème, pour nous, gens du XXIème siècle, est que ces deux courants non seulement se “superposent”, mais se mélangent, s’influencent l’un l’autre, se déforment, et souvent cohabitent dans la même psychologie individuelle…
• Le premier courant (1785 et «l’énorme poids du rien») est cette attitude courante d’ignorance de la puissance et de l’universalité de la crise, qui s’exprime dans le refus de la crise centrale, par ignorance ou indifférence, par réaction d’hédonisme réfutant l’ampleur catastrophique des évènements ; par réductionnisme et fractionnisme conduisant à la parcellisation de la crise (pour n’accepter qu’une crise sectorielle qui permet d’autant mieux de nier la crise générale) ; par une sorte de “provincialisation” de la pensée réduisant les évènements au plus proche (ce qui renvoie au Chambéry-1785 du comte mais qui n’est aujourd’hui jamais plus fort que dans les salons des capitales de l’empire du Système, où l’art du réductionnisme et du fractionnisme semble porté à l’extrême).
Par-dessus tout, “cette attitude courante d’ignorance de la puissance et de l’universalité de la crise” reflète le pur et simple négationnisme de ce qui semble être l’écroulement d’un monde dont on ne comprend pas qu’il puisse s’écrouler, dont on n’imagine pas qu’il puisse en exister une alternative.
Ces diverses réactions sont rendues possibles par la puissance du système de la communication, dont certains segments favorisent activement de telles attitudes, – avec une exception pour le négationnisme qui représente, sans aucun doute, la quintessence de la tactique du Système transmutée brutalement en stratégie fondamentale, c’est-à-dire ce point central de quasi folie où la méthode devient l’objet de la méthode, où la forme de la pensée devient la pensée, où la “façon d’être” devient l’être.
Ces réactions sont souvent exprimées d’une façon précise, voire prétendument rationnelle, selon des raisonnements faussaires et extrêmement bas mais présentant néanmoins un aspect cohérent, – là aussi avec l’exception d’un négationnisme qui est pur blocage, pur entêtement, pur refus, c’est-à-dire le point final de l’exercice, là où est achevée la rencontre du Mal.
D’un point de vue quantitatif, ce courant est largement majoritaire mais qualitativement d’une très faible valeur ; sa puissance est donc à mesure, très grande d’apparence quantitative, mais trafiquée, pleine de trous et de vides, se caractérisant paradoxalement par une extrême vulnérabilité cachée qui pourrait conduire, qui peut conduire dans certaines circonstances à une contraction soudaine et à la dissolution. Pourtant, tant qu’il subsiste sous sa forme apparente, et parce que son orientation est d’attirer vers le plus bas, ce courant forme effectivement cet «énorme poids du rien» dont parle Maistre.
• Le second courant (1793 et “cette crise d’une telle importance qu’elle ne peut être comprise sans la faire entrer dans sa dimension métaphysique”) est naturellement la perception intégrée de cette crise que nous désignons notamment comme “la crise terminale de l’effondrement du Système”. Cet effort d’intégration est, à son tour, favorisé, dans tous les cas indirectement, par d’autres segments du système de la communication qui rendent compte de plus en plus précisément des signes de la chose, sans en donner pourtant une objectivation ou une rationalisation par ailleurs bien difficiles à exprimer.
Ce cas est souvent représenté par une perception plus inconsciente qu’exprimée consciemment, diffuse, insaisissable, générant des malaises psychologiques. D’une façon objective, ce courant est quantitativement beaucoup moins important que le précédent, surtout dans une forme ordonnée et consciente, mais il est, lorsqu’il atteint cette forme ordonnée et consciente, d’une puissance qualitative formidable, notamment par la densité de la perception et du jugement, et de la psychologie présidant à cette démarche ; aucune fissure ne permet de dérouter ou de déstructurer cette attitude ; son “poids”, léger comme le ciel sans nuages pour l’esprit ainsi transporté vers le haut, est formidable parce que d’essence métaphysique. Une réalisation objective de la chose fait littéralement exploser la perception du monde qu’on cultive dans les bas-fonds du “Rien”.
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Effectivement, les deux cas peuvent cohabiter et se mêler dans une même psychologie, notamment à cause de leurs différences de conformations psychologiques qui ne les placent pas nécessairement en concurrence directe. Bien entendu, quand le second courant de la réalisation de “la crise terminale de l’effondrement du Système” est perçu de cette façon ordonnée et consciente déjà signalée, il rend insupportable le premier courant. C’est alors qu’on se trouve confronté, avec sa propre psychologie, à l’affrontement entre sa propre perception ordonnée et consciente de “la crise terminale” et l’agression extérieure constante du premier courant, cet «énorme poids du rien».
Nous ajouterions évidemment que cet affrontement est d’autant plus rude que le “Rien”, dans ce cas qui est celui d’une civilisation tombée dans la bassesse d’une contre-civilisation semblant détenir la clef de la voie de l’achèvement dans cette forme d’entraînement vers le bas, représente un poids, comme une sorte d’entrave, un boulet attaché à la pensée, qui est un calvaire terriblement difficile à supporter. Notre “Rien” ne peut se comparer avec celui de Chambéry-1785, qui semble, par comparaison, briller des mille feux des restes d’une civilisation brillante qui influençait encore l’Europe entière au bord du gouffre.
D’autre part, l’affrontement final, qui se heurte au négationnisme triomphant, est extrêmement difficile à conduire dans la mesure où la pression quantitative énorme de ce camp du négationnisme utilise tous les moyens du système de la communication pour faire peser un terrorisme de l’esprit mettant en cause la santé et l’équilibre mentaux du résistant, ou du “dissident”.
Plus que tout, c’est ce calvaire psychologique qu’il nous faut supporter… Il est entendu que le “nous” comprend nous-mêmes, à dedefensa.org, où nous n’avons jamais caché faire partie de cette forme de pensée qui s’oppose au négationnisme de «l’énorme poids du rien». D’autre part, nous avons une certaine conscience, de plus en plus affirmée, qui nous sépare chronologiquement (mais certes pas spirituellement, tout au contraire) du comte Joseph, que les deux courants décrits, par leur similitude, leurs militantismes antagonistes, représentent en vérité des pressions et des tensions de courants qui nous sont supérieures, qui s’affrontent directement, à l’instant même où nous en faisons le décompte, dans le domaine métaphysique, ou de la métahistoire. C’est en cela qu’il s’agit d’un Moment privilégié de cette métahistoire, un Moment d’une clarté remarquable et éclatante dans ses enjeux et ses perspectives.
Face à leur négationnisme
Nous sommes donc entrés dans une période où la métahistoire nous parle directement, et la bataille se fait sans aucun doute entre l’«énorme poids du rien» qui nie la réalité de la puissance des évènements, et cette puissance lorsqu’elle est parfaitement réalisée pour ce qu’elle est. Il s’agit de l’esprit débarrassé du poids du Mensonge ultime, venu du plus bas possible. En ce sens, la parfaite et profonde réalisation de l’ampleur de la crise, au lieu d’être l’objet de frayeurs terribles, doit être au contraire la cause d’une jubilation intense. Ainsi Maistre accueillit-il les nouvelles de la Révolution française, bien que les évènements de la chose lui fissent horreur. Cette jubilation, évidente dans ses écrits et ses attitudes, conduisit même à ce point que certains (notamment à la Cour du roi de Piémont Sardaigne) le considérèrent, dans les années 1792-1793, lui, comte Joseph de Maistre, ci-devant réactionnaire dans le jugement de nos intellectuels parasites du Système comme des tics se nourrissant du sang de la Bête, comme un partisan des jacobins, sinon jacobin lui-même !
(«[Maistre] entrevoit le tracé de sa diagonale. Elle réalise superbement la synthèse entre la loi et la philosophie, accrédite ses thèses inlassablement répétées et rejetées, et promet de renverser l’ordre établi. Sa jubilation, qui couve sous sa satisfaction de voir se réaliser ses prophéties, sera mal comprise, et participera aux raisons qui le feront passer pour un jacobin dans les années 1792. Ainsi, à peine la Révolution se dessine-t-elle que Maistre est convaincu qu’il s’agit d’évènements remarquables, annonciateurs de grands bouleversements. C’est cette conviction qui, dès le début, le distingue de ses amis…» [Joseph de Maistre, par Henri de Maistre, Perrin, 1992-2001.])
Il s’agit de bien plus que d’une simple affaire de perception et d’évaluation d’une situation, et d’erreurs en ceci et en cela. Par bonheur, les mots employés par le comte Joseph nous ouvrent la réflexion à cet égard, parce qu’ils sont, eux, d’un poids fondamental, et chargés d’un sens qui dépasse leur seule signification sémantique habituelle. Ils ont aussi, c’est-à-dire d’abord, – ô combien, – une signification métaphysique. Lorsque le comte Joseph nous parle de l’«l’énorme poids du rien», il parle de ce que nous avons envisagé plus haut, ce “courant” à la fois d’une extrême puissance quantitative et à la fois d’une “extrême vulnérabilité cachée”, d’une “puissance” qui est également “trafiquée, pleine de trous et de vides”, qui pourrait donc s’avérer représenter et annoncer le néant, le “Rien” justement (“...peut conduire dans certaines circonstances à une contraction soudaine et à la dissolution”).
Ce néant et ce “Rien” pourraient tout aussi bien figurer, d’une façon plus proche de notre perception terrestre, comme l’entropie qui est l’état extrême de désordre achevé et figé dans sa perfection de néant, qui devrait être la définition physique de la Matière en tant que représentation concrète du Mal.
Dans ce cas, et par analogie évidente que nous suggère l’intuition haute, le “Rien” dont nous parle Maistre et que nous transposons à notre époque dans un contexte très différent, et sans tenir aucun compte de l’accessoire que sont les circonstances, les sentiments, etc., – ce “Rien” considéré d’un point de vue métaphysique est évidemment le Mal, à la fois puissance inouïe (l’«l’énorme poids du rien»), à la fois “puissance trafiquée” qui pourrait se conclure dans sa complète dissolution. A cela correspond bien évidemment, – et nous revenons à notre époque précisément, – cette attitude du “négationnisme” fondamental de notre temps métahistorique ; cette position de l’esprit en déroute et réduite à la négation, si souvent dénoncée dans d’autres cas qui, pour être historiques, n’en deviennent pas moins hautement suspects dans le chef de leurs manipulateurs et une insulte pour la mémoire des victimes que ces manipulateurs prétendent défendre, éclate dans ce cas dans sa parfaite illustration d’un jugement investi par le Mal et s’exécutant en privilégiant le simulacre d’une situation créée par une psychologie mégalomaniaque née de la pathologie de la maniaco-dépression comme nous l’avons interprétée. Ce négationnisme est le pire du pire de l’influence du Mal sur nos psychologies, puisqu’il nie, non pas un événement historique, non pas une interprétation ou une idéologie, mais l’événement métaphysique dans son essence que représente notre crise terminale… Le négationnisme de l’essence de cet événement métaphysique est, dans ce cas, le cœur grondant de l’influence du Mal.
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Cela doit nous indiquer, autant que de la justifier puissamment, l’importance formidable que nous accordons à la réalisation, à l’acceptation par l’esprit, avec une psychologie ayant purgé la raison de toute la subversion qui l’accable, de la crise en tant que crise finale de l’effondrement de notre civilisation. Cette acceptation, exprimée en une proclamation sans ambiguïté, doit être considérée comme un pas de géant fait dans le sens de la résolution de la crise ; c’est-à-dire que “la réalisation de la crise en tant que crise finale de l’effondrement de notre civilisation” revient à accepter le verdict métaphysique de la métahistoire sur notre civilisation devenue contre-civilisation, donc à nous délivrer de «l’énorme poids du rien» (dans ce cas, nous délivrer de la tentation de rouler sur la pente aguicheuse vers le négationnisme de l’essence même de cette crise).
Si nous avons désigné l’année 2012 comme l’“année métaphysique”, c’est principalement parce qu’il nous semble bien que l’affrontement entre ces deux perceptions nourrissant décisivement deux convictions exposant deux conceptions opposées du monde, se substantivera durant ce laps de temps en un paroxysme décisif à l’occasion, pour nombre de psychologies. Les évènements en cours et annoncés joueront un rôle important dans cette occurrence rupturielle, mais l’évolution des psychologies en sera le principal facteur. De ce point de vue, l’événement métaphysique fondamental doit être caractérisé par le besoin de vérité qui touche nos psychologies et caractérise l’affrontement décrit ici. D’un point de vue qu’on qualifiera paradoxalement d’“évènementiel”, – paradoxe puisque la psychologie tendrait à être perçue comme hors des évènements politiques dans le sens ordinaire que lui donne la modernité, – la seule révolution possible, et aussi “nécessaire et suffisante” pour faire basculer décisivement la situation du monde, est certes une “révolution psychologique” se déroulant avec comme principaux acteurs les données objectives que nous avons présentées. Cela signifie que tous les évènements doivent être impérativement “interprétés” en fonction de cette approche méthodologique pour pouvoir nous restituer leur véritable signification.
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