Pourquoi s'en défendre? Noël, fête des chrétiens et passage obligé vers la nouvelle année, demeure pour tous, croyants ou incroyants, une fête associée à l'enfance. En ce sens, peu de gens dans notre société de tradition chrétienne échappent à la nostalgie durant cette période. Or la nostalgie, ce moment de retour parfois complaisant sur soi-même, est considérée par plusieurs comme une faiblesse, voire une tare dont il faudrait se débarrasser. Ceux qu'exaspère ce repli vers le passé le font souvent au nom de la raison, de la lucidité et de la crainte de glorifier des souvenirs qui ne méritent pas de l'être. En nous rappelant que nous avons été enfants -- des enfants ni toujours heureux, ni toujours bien traités --, Noël comporte un piège, celui du regret. A contrario, le 25 décembre jette un éclairage sur notre vie actuelle, pas toujours heureuse ni épanouissante, et la nostalgie alors est de se souvenir de ce temps béni d'une enfance heureuse où nous étions entourés de la famille, cette période du temps des parents, hélas parfois disparus, qui transformaient durant quelques heures la vie en magie. J'avais une vieille tante, adepte de l'autodérision, afin de mieux supporter, je suppose, sa dure et implacable vie, qui à Noël s'attendrissait sur l'enfant qu'elle avait été, peu longtemps à vrai dire, elle qui avait travaillé en usine à compter de l'âge de 13 ans. Elle racontait le bonheur intense, parce que si unique, d'avoir reçu, quelques années durant, une orange cachée dans son bas de laine des mains de son père aussi adoré que pauvre. Cette orange de Noël illumina sa longue vie et à chaque fête de la Nativité elle retournait dans ce passé. La nostalgie la faisait vibrer et il aurait été cruel de ne pas communier à sa joie teintée de tristesse.
Les beaux et blancs et joyeux Noëls sont moins fréquents que nous le chantent les chansons. À cause de la nostalgie qui s'empare des adultes, ces derniers réagissent diversement devant leurs enfants. Bien sûr, ils offrent des cadeaux. Bien sûr, ils préparent cette cuisine d'antan, elle-même source de souvenirs de bouche dont on sait l'importance (ah, le goût des tourtières de grand-maman, et quel délice que le gâteau Reine-Élizabeth de la tante Viviane), mais Noël donne lieu aussi à du ressentiment chez les membres d'une famille. On assiste à des règlements de comptes pénibles, à des rejets, des envies. Les Noëls peuvent aussi être douloureux, ce qui explique l'absence des uns, le silence des autres. À Noël, la prudence voudrait qu'on cède la parole aux enfants et qu'on balise les sujets de discussion, donc les risques d'accrochages entre adultes.
À Noël, comment tant de gens de plus de 40 ans peuvent-ils ne pas se souvenir de la foi dans laquelle ils ont baigné et qu'ils ont rejetée, ou dont ils doutent, ou même qu'ils accusent de leur avoir coûté leur jeunesse. Pour tous ces gens, Noël est une épreuve à passer. Pour tenter d'y échapper, nombreux sont ceux qui quittent le pays, comme si la géographie, l'histoire et la météo suffisaient à susciter l'oubli.
Pour les croyants, Noël prend tout son sens dans la naissance de ce Sauveur. Cette joie de la Nativité, quiconque a désiré un enfant peut la ressentir. Et l'idée même d'un Sauveur est inscrite au coeur de ce qui est humain. Par ailleurs, l'attente est un sentiment qui nourrit aussi bien l'angoisse que l'espoir. Les jeunes enfants de jadis attendaient et le petit Jésus et le père Noël. Ceux d'aujourd'hui ne connaissent pas le premier et se font dire par leurs aînés de la garderie que le second n'existe pas. Trop d'enfants croulent, de plus, sous une orgie de cadeaux à cause de la multiplication des grands-parents, beaux-parents, tantes et oncles, cousins et cousines des familles reconstituées. Pourquoi un père Noël lorsqu'on a quatre grands-pères, quatre grands-mères et leurs lignées respectives, ce qu'on pourrait qualifier de pactole familial.
Car Noël, cette fête de l'intimité et de la réunion, est aussi devenu celle du déchirement, le 24 avec maman, le 25 avec papa, ou vice-versa. Dans les circonstances, comment ne pas devenir nostalgique d'une époque où les parents se déchiraient peut-être comme ceux d'aujourd'hui mais demeuraient ensemble? Noël nous remet ainsi en mémoire le rêve fou de chaque enfant du divorce, mais aussi des unions douloureuses: celui de retrouver ses parents réunis dans l'amour ou dans l'absence de cris, de pleurs, de peurs. À Noël, on ne pense pas à l'avenir, on se souvient et on réinvente notre histoire personnelle et familiale. Les plus écorchés, eux, la revivent durant cette nuit qu'on dit de paix.
Noël est aussi une fête anachronique à notre époque de faibles taux de natalité. Noël est également une provocation aux yeux des sceptiques qui ne jurent que par le réel et se font de la vie une image photographique. Or Noël est sans conteste une belle et grande histoire. Celle-ci raconte la bonté d'un père, le doute puis la plénitude d'une mère, sa crainte aussi face à ce fils adoré dont elle devine mystérieusement, comme toutes les mères à travers toutes les époques, qu'il connaîtra un destin à la fois surhumain et tragique. Noël marque la naissance d'un prophète dont le message, universel, suppose une révolution des esprits. Un message si brûlant d'actualité, à l'encontre de tous les discours de mort répandus sur la planète. «Aimez-vous les uns les autres», dira plus tard l'enfant couché sur la paille dans la crèche et que réchauffe l'haleine des bêtes. Bienheureux sont ceux à qui dans l'enfance on a raconté cette trop belle histoire.
Joyeux Noël à tous!
denbombardier@vidéotron.ca
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé