Multiculturel, dites-vous?

Cet homme vit le rêve du multiculturalisme canadien. Il est président de sa communauté, qui a sa mosquée et son école publique en banlieue de Toronto

Le multiculturalisme et ses dérives

Lisa-Marie Gervais - Toronto — Centres commerciaux, chaînes de restaurants, vertes pelouses et bitume. Située à une trentaine de kilomètres à peine au nord du centre de la Ville reine, Vaughan, une localité de 285 000 habitants, est un paradis de banlieusards... venus des quatre coins du globe. La communauté italienne catholique située dans Woodbrige, un secteur de Vaughan, est articulée autour d'une immense cathédrale se dresse quelque part au loin à droite de l'autoroute 400. À gauche, sur un ciel bleu immaculé se dessine Peace Village qui, avec ses maisons cossues en briques, constitue le cœur de Maple, dans la ville de Vaughan.
«Avant, on pouvait voir la mosquée depuis l'autoroute», raconte fièrement Hamid Rahman, un membre influent de la communauté musulmane ahmadie. Mais aujourd'hui, plus de 15 ans après sa construction, la mosquée Bait'ul islam est désormais cachée par les 330 maisons qui ont poussé comme des champignons tout autour.
C'est que la municipalité de Vaughan, qui n'a acquis le statut de ville de plus de 100 000 habitants qu'au début des années 1980, se développe à un rythme effréné. La population de ce qui était jadis de vastes champs de maïs et de tomates explose. Avec 10 000 nouveaux arrivants par année en moyenne, elle pourrait atteindre 430 000 habitants en 2030. «C'est la ville qui connaît la plus forte croissance au Canada», assure Mario Ferri, conseiller municipal.
Et les nouveaux habitants qui s'y installent sont d'origine des plus diverses. Ce phénomène de peuplement des banlieues par de petites «poches» de minorités visibles n'est pas unique à Vaughan et encore moins à la grande région de Toronto. Il est également observé dans de grandes villes nord-américaines, notamment Los Angeles.
Selon un calcul fait à partir des données du recensement de 2001 de Statistique Canada, on dénombrait 6 «enclaves ethniques» au pays en 1981, tandis qu'il y en avait à cette date plus de 254. De ce nombre, 135 se trouvent à Toronto, 111 à Vancouver et 8 à Montréal.
Peu préoccupé par la cohésion sociale dans sa banlieue, qui, selon lui, va de soi, Mario Ferri explique ce qui régit son modèle de développement qui sonne un peu comme un slogan: «Ouvrez les portes de Vaughan et vous verrez le monde». «Bien sûr, on a des plans qui déterminent sur quelles terres il est permis de bâtir. [...] Mais on est toujours très accommodants. On croit qu'il y a de l'espace pour tous et que la diversité est notre richesse. Ces gens-là contribuent à embellir les lieux et ils amènent avec eux des traditions et des pratiques à partager», soutient-il.
La plupart des résidants ont fui la Ville reine pour venir profiter des grâces de la banlieue. Parmi eux, des Russes, des Latino-Américains, des gens de l'Asie du Sud, des Pakistanais et des Italiens, ces derniers représentant à eux seuls environ 45 % de la population des lieux. «À Vaughan, on est en train de bâtir l'un des plus grands projets de la communauté juive du Canada. Les juifs ont acheté 40 acres et ont construit un centre communautaire, des écoles, un centre de santé et des maisons pour personnes âgées», souligne M. Ferri.
Opération de charme ahmadie
La communauté ahmadie a elle aussi son grand projet aux accents communautaristes. Les affaires vont plutôt rondement pour cette communauté qui, ayant essaimé dans 195 pays du monde parce que persécutée puis chassée de son Pakistan d'origine pour des divergences de croyances sur l'islam, a abouti en sol canadien. Les membres de communauté ahmadie de l'Ontario vivaient un peu partout sur le territoire avant de poser leurs pénates à Maple. «Ça devenait intéressant. On avait soudainement l'occasion de vivre à côté de notre mosquée», a dit Lal Khan Malik, président de la communauté musulmane ahmadiyya du Canada. Acre par acre, les Ahmadis ont racheté les terrains et les maisons autour après avoir demandé au promoteur d'y faire quelques modifications, notamment pour séparer plus aisément les hommes et les femmes. «C'est un sentiment tout à fait normal et naturel que de vouloir se regrouper entre personnes qui ont les mêmes antécédents. [...] On ne devrait pas avoir peur de la non-assimilation. On travaille, voyage et interagit avec la société canadienne.»
«Il n'y a absolument aucune restriction pour quelqu'un qui n'est pas de notre communauté et qui voudrait vivre ici», a insisté M. Malik, l'air toujours aussi médusé lorsqu'on lui pose la question.
C'est que depuis quelque temps, cette enclave musulmane dérange. Alors que la municipalité de Vaughan met tout en oeuvre pour faciliter la vie de ses habitants, d'autres s'inquiètent de son caractère exclusif. Venus de France, d'Allemagne et de partout au Canada, les médias ont fait leurs choux gras de ce «cas emblématique» de la doctrine multiculturaliste «au pays des caribous.»
Échaudée, la communauté semble être passée plus sérieusement en mode séduction, question de s'assurer que plus personne ne la confonde avec une quelconque communauté appartenant à une frange intégriste de l'islam. «On est surpris de voir des réticences à notre égard. C'est la même chose que les Grecs de Toronto, ils sont des maisons, des restaurants... Les Chinois aussi», a dit M. Malik en insistant sur le caractère pacifiste et ouvert de la communauté.
Vrai, par contre, que les femmes portent le hidjab et dans certains cas la burqa — un choix, disent-elles de leur propre aveu. Vrai aussi que la vie est organisée en fonction de la prière cinq fois par jour, à faire autant que possible à la mosquée. Les mariages sont souvent arrangés entre les familles, le plus souvent Pakistanaises d'origine et, bien sûr, ahmadies. Mais il serait tout aussi indu de passer sous silence le fait que les portes de la mosquée sont ouvertes à tous, que la journaliste du Devoir a pu y entrer sans voile et a eu le droit de visiter l'endroit dans ses moindres recoins, de l'extrémité du minaret jusqu'au sous-sol. Toujours prompts aux échanges constructifs, la plupart des Ahmadis de Maple ont répondu patiemment à toutes les questions qui leur étaient posées. «On a l'habitude», note Tanya Khan, jeune mère de famille et enseignante. «On organise des visites de notre mosquée pour des groupes et des coles.»
Depuis plusieurs mois, la communauté ahmadie s'est unie aux autres habitants de Vaughan pour organiser «Run for Vaughan», un événement qui aura lieu demain et qui vise à amasser des fonds pour la construction d'un hôpital qui fait cruellement défaut dans cette municipalité. N'y a-t-il pas là exprimée la volonté d'un meilleur vivre-ensemble?
Une minorité de plus en plus visible
Il n'y a rien dans la littérature scientifique qui parle de l'inclination à coopérer des groupes ethniques selon qu'ils partagent le territoire avec d'autres groupes de minorités visibles ou des Canadiens d'origine, constate Keith Banting, directeur de la Chaire de recherche en politiques publiques de l'Université de Queen's. «Mais il y a un sondage majeur qui conclut que les communautés de minorités ne sont pas moins enclines à s'impliquer dans l'action communautaire et la recherche du bien commun», a-t-il soutenu.
La cohésion sociale est tributaire du bien-être de la communauté d'accueil, mais aussi de celle des nouveaux arrivants, qui doivent pouvoir s'intégrer socialement et économiquement. Or, bien que ces conditions ne soient pas toutes remplies, les relations semblent plutôt bonnes, admet M. Banting. «C'est de la magie ou quoi?» Un chercheur suédois séduit par le «modèle canadien» lui avait posé la question lors d'un colloque. «Je ne savais pas quoi répondre. J'imagine que c'est l'interaction qui existe entre les groupes». Le temps y est pour beaucoup, fait-il remarquer en citant les enquêtes majeures qu'a réalisées sur le sujet le sociologue et spécialiste de l'immigration et des études ethniques, Jeffrey Reitz. Ainsi, un groupe ou un individu au pays depuis longtemps capterait mieux l'essence des valeurs canadiennes.
M. Banting reconnaît que, fort heureusement, le repli identitaire qui, comme le suggère la thèse du politologue américain Robert Putnam, pourrait contribuer à la désintégration du tissu social dans un contexte d'hétérogénéité ethnique, n'existe pas au Canada. «La peur qu'ont les Européens, cette crainte que nous soyons en train de construire des sociétés parallèles, n'existe pas ici. Les indicateurs d'intégration, notamment celui de l'acquisition d'une langue, nous montrent que les immigrants s'intègrent, même dans les enclaves», analyse-t-il.
Des sondages menés auprès des minorités visibles ont montré, à sa grande surprise, qu'ils ne s'opposaient pas davantage que les Canadiens d'origine au mariage gai. «Ce qui ne veut pas dire qu'ils sont tous pour. Ils étaient divisés sur la question comme le sont le reste des Canadiens», a-t-il avancé. Des enquêtes du sociologue Jeffrey Reitz ont également montré que les immigrants installés depuis longtemps n'avaient pas moins le sentiment d'appartenance au Canada que des Canadiens d'origine.
Avant de pouvoir s'installer en banlieue et de s'acheter une propriété, certains immigrants ont vécu un purgatoire dans un milieu urbain plus instable et plus diversifié en terme de mixité raciale. L'idée de ces familles devenues plus à l'aise financièrement et qui choisissent volontairement la banlieue peut-elle expliquer le climat pacifique qui y règne? Keith Banting n'ose pas l'affirmer, mais il remarque qu'une certaine réussite économique et sociale permet effectivement à des groupes de pouvoir se concentrer dans les banlieues et d'y vivre dans une relative harmonie.
Par contre, le politologue reconnaît l'existence de «soubresauts collectifs», notamment lorsqu'il a été question de reconnaître les tribunaux de la charia. Et sans qu'il n'y ait, à proprement parler, de débats sur le port du voile ou du kirpan, le malaise persiste. Certains ne parviennent pas à voir une saine intégration dans ce qui a l'apparence d'un repli identitaire. «Le Canadien descendant européen blanc appartient certes à une majorité raciale, mais en termes ethniques, il est minoritaire. Ce pays en est un de minorités ethniques», a-t-il avancé. Devant ce constat, reste plus qu'à trouver les meilleures avenues pour organiser ce vivre-ensemble.


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