Incroyable. Stephen Harper a trouvé le moyen de provoquer une crise politique en plein été en promettant de rendre facultatif un outil aussi essentiel que le questionnaire détaillé du recensement de 2011.
"Essentiel" parce qu'il permet de suivre l'évolution du Canada côté démographie, langues, ethnies, statuts économiques, religions, etc. Bref, vous imaginez à quel point ces données sont vitales pour les parlementaires, les chercheurs, le corps médical, les groupes minoritaires, et j'en passe.
Ex.: avec un Office de la langue française devenu politisé au point de donner de moins en moins le vrai portrait de la situation du français au Québec, on comprendra que les données détaillées de Statistique Canada sur cette question sont d'autant plus indispensables. Question de donner les vrais "chiffres", et non pas la version rose bonbon que vous servent les gouvernements québécois depuis déjà un bon quinze ans.
Un geste populiste
Il n'y a que des conservateurs pour prétendre que le questionnaire long s'attaque à la "vie privée" des citoyens en osant leur demander combien de chambres à coucher ils ont!
Résultat: la colère monte chez les chercheurs, les gouvernements provinciaux et tutti quanti. On rapporte même que le moral est à zéro chez Stat Can...
Bravo, M. Harper! Le chapelet de crises politiques que vous concoctez ne cesse de s'allonger.
Pendant ce temps, le ministre responsable, Tony Clement, multiplie les explications abracadabrantes. Même Maxime Bernier est monté au front pour qualifier de simples "groupes de pression" tous les opposants à la décision du PM. Un p'tit Jos. Louis avec ça?
Avec raison, plusieurs analystes y ont vu le énième indice de l'entêtement idéologique anti-État et anti-scientifique d'un gouvernement ultraconservateur se disant le gardien d'une "vie privée" que Stat Can protège pourtant comme la prunelle de ses yeux. Les mêmes inepties sont d'ailleurs ânonnées dans le mouvement de droite américain Tea Party sur le recensement américain. Un beau hasard.
Cette décision populiste sert aussi à rassurer la base du Parti conservateur du Canada (PCC). On a même appris que les agriculteurs, eux, devront continuer à remplir leur questionnaire long car, selon Tony Clement, cela servirait à adapter les politiques à leurs besoins. Bref, ce qui est bon pour le "minou" rural ne le serait plus vraiment pour le "pitou" urbain...
Enfin, on a noté que le tout est un autre exemple des fameuses "wedge politics" de M. Harper: l'art de gagner des votes en divisant l'électorat.
Clientélisme chirurgical
Mais il y a, je crois, deux motivations ultimes à ce branle-bas de combat estival, lesquelles habitent Stephen Harper 24/7. Primo: conserver le pouvoir. Secundo: tenter de faire du conservatisme la "philosophie politique dominante du pays", pour reprendre les mots de Tom Flanagan, ex-conseiller de M. Harper et un des maîtres à penser de la nouvelle droite canadienne.
Et le rapport avec le recensement? Il se trouve dans ce que j'appelle le "clientélisme chirurgical" développé par la machine bleue de Harper.
Le PCC dépense beaucoup, beaucoup d'argent pour identifier et sonder, avec une précision chirurgicale, toute une brochette de groupes cibles d'électeurs. En 2008, le Globe and Mail rapportait comment, à l'aide de firmes spécialisées, ce parti avait monté une banque de données personnelles sans précédent au pays portant sur des "microcibles" - de multiples petits groupes d'électeurs aux réseaux communautaires ou religieux plus ou moins élargis.
Cette banque sophistiquée lui permet deux choses: moduler ses politiques en conséquence et entretenir un contact hautement personnalisé avec ces électeurs, acquis ou potentiels.
Ce faisant, le PCC a aussi brisé le quasi-monopole des libéraux sur les communautés ethniques en courtisant ardemment leurs éléments les plus socialement conservateurs.
En rendant facultatif le questionnaire long - et donc, en risquant de diminuer sérieusement son taux de réponse -, M. Harper priverait surtout ses adversaires de données importantes que sa propre machine collecte maintenant elle-même. Du moins, en partie. Un bel avantage éventuel pour le PCC dans la préparation de ses plateformes et de ses politiques.
Car si Stephen Harper est un idéologue, c'est aussi un stratège obsédé par la rétention du pouvoir, même minoritaire - seul moyen, justement, d'imposer sa vision des choses. Comme stratège, il garde donc un œil sur le présent et un autre sur l'avenir. En ce sens, c'est un joueur d'échecs. L'homme planifie toujours quelques coups à l'avance. Parfois, il se trompe et doit reculer. Parfois, non. Mais il table toujours sur le moyen terme.
Et priver ses adversaires de données essentielles auxquelles il a lui-même accès, du moins partiellement, ce serait tout de même un joli coup pour lui. Reste à voir maintenant s'il tiendra en effet le coup face à l'opposition qui monte à travers le Canada...
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(*) Le titre est inspiré de la formule connue: "My taylor is rich"...
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