À l'occasion de la parution lundi de l'autobiographie de l'ancien premier ministre Brian Mulroney (Brian Mulroney: mémoires 1939-1993, Éditions de l'Homme), nous publions ici un extrait. Les faits relatés prennent place en 1987, au moment de la deuxième réunion sur l'Accord du lac Meech, à l'édifice Langevin à Ottawa, pour formaliser l'entente de principe survenue quelques semaines plus tôt à l'occasion d'une rencontre des premiers ministres au lac Meech. Celle-ci est déjà l'objet de critiques et certains premiers ministres se montrent hésitants à confirmer leur engagement.
Peu après minuit, alors que le climat se détériorait, je demandai une pause et descendis à mon bureau, qui offrait une large vue de la Colline du Parlement. Je m'assis seul devant mes fonctionnaires et je dis d'un air sombre: «Il n'y aura pas d'entente.» Les choses allaient mal à ce point.
Bourassa ne cédait pas d'un pouce. Je demandai à mes conseillers d'indiquer clairement et rapidement aux représentants du Québec que, s'il n'y avait pas de geste de leur part, l'entente allait échouer au bout de quelques heures et que j'étais prêt à mettre fin à l'ensemble de l'exercice.
À ce moment-là, l'Ontario et le Manitoba avaient manifestement convenu entre eux qu'ils ne bougeraient pas ou qu'ils quitteraient la réunion ensemble, de manière que ni l'un ni l'autre ne soit blâmé d'avoir sacrifié l'entente. Au retour de la pause, Peterson, le col de sa chemise blanche déboutonné et sa cravate rouge feu de travers, était furieux. Il annonça avec emportement: «J'ai cinq experts qui disent que cela [la société distincte] va créer de nouveaux pouvoirs.» Une engueulade éclata à l'extérieur entre le sous-ministre fédéral de la Justice Franck Iacobucci et le procureur général de l'Ontario Ian Scott, et j'invitai certains des experts ontariens à exposer leur point de vue. Après cela, je demandai à nouveau une pause et retournai à mon bureau, où je convoquai Iacobucci et Roger Tassé. Tous deux étaient des juristes remarquables: Iacobucci, ancien doyen de la faculté de droit de l'Université de Toronto, était sous-ministre de la Justice et allait siéger plus tard à la Cour fédérale à titre de juge en chef et à la Cour suprême du Canada. Tassé avait été sous-ministre de la Justice et conseiller constitutionnel en chef de Trudeau à l'époque du rapatriement. Il était aussi largement reconnu comme un brillant juriste et le véritable architecte et auteur de la Charte des droits.
-- Nous sommes ici pour protéger et améliorer les droits des Canadiens, leur dis-je. Le premier ministre Peterson craint que la clause de la société distincte n'ait un impact sur les droits linguistiques de la minorité. Est-ce le cas?
-- Non, Monsieur, dit Iacobucci.
-- Non, Monsieur le Premier Ministre, dit Tassé. Vous savez, Monsieur le Premier Ministre, que j'ai écrit presque toute la Charte moi-même. Trudeau et Ian Scott ont tort. Il n'y a rien ici qui dilue les droits linguistiques de la minorité.
-- Alors, ai-je dit, je veux que vous veniez à la réunion et que vous leur disiez ce que vous m'avez dit, précisément dans les mêmes termes.
Ce fut une bonne chose. Peterson se sentit plus à l'aise lorsque Bourassa commença à fléchir, et il fut alors convenu de l'inclusion d'une clause non dérogatoire. Mais lorsque le premier ministre de l'Ontario réclama une clause additionnelle affirmant la supériorité de la Charte, Bourassa explosa: «Ce sera Meech ou rien», affirma-t-il catégoriquement.
Quand Peterson dit: «Robert, je vais avoir de la difficulté à vendre cela. Je ne veux pas que ce pouvoir soit entre les mains d'un Lévesque ou d'un Johnson», Bourassa se pencha et lui dit doucement: «David, je ne te blâme pas. Je blâme ce salaud [Trudeau] qui, la semaine dernière, a foutu la merde là-dedans.»
Bourassa, qui n'utilisait jamais un langage grossier (contrairement à la plupart des politiciens, y compris moi-même), nous surprit tous avec sa déclaration et avec l'émotion qu'il y avait mise. Cet homme flegmatique et imperturbable engageait sa province pour toujours envers le Canada en contribuant à la conclusion de cet accord et il était là, à 2h30 du matin, à subir tout ce chipotage sur des avis qui avaient été réfutés de façon convaincante par les plus grands experts de la Charte au Canada.
En fait, neuf ans plus tard, Brian Dickson, juge en chef de la Cour suprême à l'époque de Meech, déclara: «Laissez-moi dire directement que je n'ai aucune difficulté avec le concept [de société distincte]. En fait, les cours interprètent déjà la Charte des droits et la Constitution de manière à tenir compte du rôle distinctif du Québec dans la promotion et la protection de son caractère francophone. De façon pratique, par conséquent, l'enchâssement de la reconnaissance du caractère distinctif du Québec dans la Constitution n'impliquerait pas une dérogation importante à la pratique existante dans notre cour.»
Le vote
Je proposai une autre pause, au cours de laquelle Ed Broadbent aida son collègue néo-démocrate Howard Pawley à résoudre un problème concernant la clause relative au pouvoir de dépenser. («Howard, dit-il, accepte la maudite entente.») À 3h45, je dis aux représentants fédéraux: «Je vais demander le vote. Nous ferions mieux de nous préparer à mettre un terme à tout ça.» À ce moment-là, des amendements avaient été proposés afin de clarifier les questions les plus délicates.
À 4h45, alors qu'un nouveau jour se levait sur la Colline, je sollicitai le vote des premiers ministres. Normalement, j'aurais commencé par Peterson, qui était immédiatement à ma droite. Mais cette fois, je me tournai plutôt vers ma gauche et dis à Bourassa: «Robert, êtes-vous d'accord avec l'entente amendée?» Il répondit: «Oui, Monsieur le Premier Ministre, je le suis.» Et je fis le tour de la table. Oui, oui. Pawley était toujours hésitant et souligna qu'il allait devoir tenir des audiences parlementaires, mais il dit finalement: «Je suis avec vous, Monsieur le Premier Ministre.»
Les autres -- Ghiz, Peckford, Buchanan, Vander Zalm, Hatfield, Getty, tous de solides collaborateurs -- acceptèrent tous.
Finalement, je regardai Peterson. Je savais qu'il était profondément préoccupé par les fissures que l'attaque de Trudeau avait créées au sein du Parti libéral, mais je savais aussi qu'il agirait dans l'intérêt du Canada. «Alors David, demandai-je, avons-nous une entente?»
Peterson baissa lentement son regard vers la table, puis dit finalement: «J'en suis, Monsieur le Premier Ministre.»
Contrairement à ce qui s'était passé lors de notre réunion tenue un mois plus tôt, il n'y eut pas de sentiment de jubilation ni de grande réussite. Nous étions tous exténués, nos émotions étaient à fleur de peau. Dans le monde brutal de la realpolitik, c'est le leadership qui l'avait emporté. Ces gens aimaient leur pays et avaient relevé le défi. Ils savaient aussi qu'ils allaient devoir payer pendant encore longtemps le prix de ce leadership.
À 6h, je rencontrai la presse à l'extérieur de la porte est de l'édifice Langevin. Six heures plus tard, nous nous retrouvâmes au Centre des conférences du gouvernement pour la cérémonie de signature. Au terme d'une longue ovation après qu'il eut apposé sa signature, Bourassa dit simplement: «C'est avec une grande fierté, en tant que Québécois et en tant que Canadien, que je suis ici pour exprimer ma profonde satisfaction de la réintégration du Québec au sein de la Constitution canadienne.»
Le jeu en avait valu la chandelle: les heures innombrables, les nuits sans sommeil, les déceptions amères, et même les attaques personnelles malicieuses.
Une proposition constitutionnelle qui se traduit par une entente entre le gouvernement fédéral et les provinces anglophones est une chose. Mais ce n'est pas le Canada. Le Canada naît lorsque le gouvernement fédéral, les provinces anglophones et le Québec signent ensemble. Et c'est ce que nous avons fait ce jour-là: la première entente constitutionnelle unanime depuis 1867 et la signature de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique lui-même.
Quelques semaines plus tard, Gordon Robertson déclara: «L'arrangement constitutionnel de 1981 était le rejet d'à peu près tous les changements que chaque gouvernement du Québec avait réclamés au cours des vingt années précédentes. Mais aucun des changements [dans Meech] n'affecte la distribution fondamentale des pouvoirs gouvernementaux. Le Canada ne sera pas modifié fondamentalement par l'Accord du lac Meech. Il sera par contre prémuni contre le danger qu'une nouvelle vague de nationalisme puisse se rallier des appuis en proclamant que la Constitution du Canada est basée sur un mensonge, le mensonge du renouveau de 1980. Une constitution qui n'obtient pas l'aval volontaire des leaders et de la population du Québec peut affaiblir le Canada de façon fatale. Nous ne pouvons pas laisser planer cette ombre sur l'avenir du Canada. Le prix de Meech n'est pas trop élevé.»
Il tenait ces propos visionnaires huit ans avant le référendum de 1995 au Québec. Ce n'est pas comme si le Canada n'avait pas été prévenu.»
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Brian Mulroney, Premier ministre du Canada de 1984 à 1993
Publication de l'autobiographie de Brian Mulroney
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