Essais québécois: L'oeuvre de l'historien Marcel Trudel est monumentale. Pionnier québécois de l'«histoire scientifique, méthodique et rigoureuse, qui s'oppose à l'"histoire-éloquence", à l'"histoire-sentiment" et à la "belle histoire"», comme le souligne à juste titre le doctorant Mathieu d'Avignon, Trudel a renouvelé notre connaissance de la Nouvelle-France en la revisitant avec une passion scientifique peu commune. À rebours de ses prédécesseurs qui nous redonnaient notre passé pour attiser notre fierté nationale, celui qui avoue être entré en histoire comme on entre en religion a choisi de procéder à un «travail de réévaluation» des héros de la Nouvelle-France dans un souci de vérité historique.
Aujourd'hui octogénaire et plus ou moins retraité, Trudel continue néanmoins d'intervenir occasionnellement dans les débats historiques pour rappeler, entre autres, que le Régime français ne fut pas le paradis que certains nationalistes s'entêtent à dépeindre. Toujours vive, audacieuse et volontairement polémique même si elle prétend se réclamer de la science, sa voix fait encore plaisir à entendre parce qu'elle est celle d'un vieux sage qui n'a rien perdu de l'énergie intellectuelle de sa jeunesse.
C'est elle que l'on retrouve avec joie dans Connaître pour le plaisir de connaître, un «entretien avec l'historien Marcel Trudel sur la science historique et le métier d'historien au Québec» mené par Mathieu d'Avignon en 2000 et 2003. Extrêmement stimulant et centré sur l'essentiel, cet opuscule déborde de vie, de passion, d'intelligence et nous fait redécouvrir un érudit animé par le goût du partage.
Dès l'ouverture, quand Trudel parle de la différence entre notre conception du temps et celle des habitants de la Nouvelle-France, on sait déjà que le parcours sera fascinant. À l'époque du Régime français, explique l'historien, «le temps ne compte pas». Pour celui, par exemple, qui décide de faire le voyage outre-Atlantique, c'est en semaines et en mois que l'attente et les retards se comptent. Quand Frontenac veut faire réparer le toit du Château Saint-Louis à Québec qui coule, il doit écrire en France pour demander des tuiles. La réponse ne vient qu'au printemps suivant et lui demande des informations supplémentaires. Nouvelle lettre, donc, et réponse au printemps qui suit, pendant que le toit coule toujours. Le jour de l'arrivée du bateau devant contenir les fameuses tuiles, on se rend au quai pour découvrir qu'elles ont été oubliées sur le quai de La Rochelle ! «C'est du roman quasiment, conclut Trudel, mais c'est vrai, c'est comme ça que ça s'est passé !» Une anecdote révélatrice de l'évolution de notre rapport au temps. Imaginez, en effet, une histoire comme celle-là aujourd'hui !
Mathieu d'Avignon s'inspire ensuite des étudiants d'aujourd'hui, qu'il semble bien connaître, pour demander à Trudel : «Qu'est-ce que ça donne l'histoire ?» De la culture, répond d'abord le maître, le plaisir de connaître pour connaître. Se doutant probablement du caractère insuffisant d'une telle affirmation en une époque où domine le culte de l'utile, Trudel s'empresse d'ajouter que l'histoire est aussi un instrument de lucidité. À l'égard du passé, d'abord, qu'il s'agit de considérer avec réalisme. Non, les Canadiens français n'ont pas été que valeureux et généreux et, oui, ils ont participé à des massacres d'Amérindiens et se sont adonnés à l'esclavage. «Demandez-moi si je veux vivre en Nouvelle-France, dit Trudel, et je réponds : "Pas une minute ! Il n'y a pas d'imprimerie, pas de bibliothèques, pas de presses, ni liberté d'expression. Bon ! Non !"»
Lucidité à l'égard du présent, ensuite, suggère-t-il dans un de ces passages provocateurs dont il a le secret : «Comment se fait-il que la première réaction des Canadiens français, c'est d'abord d'être contre ? C'est qu'on a toujours vécu contre quelqu'un ou contre quelque chose : les Anglais, le protestantisme, les Amérindiens, les étrangers, parce qu'un étranger, on ne sait pas d'où il vient, ce qu'il apporte, ce qu'il vient faire.» Cette réaction de défense, Trudel la retrouve même dans l'attitude du Québec vis-à-vis du fédéral, et cela semble le désoler. On pourrait, pourtant, à lui qui les aime tant, lui donner plein de raisons objectives qui justifient cette attitude. On sera d'accord avec lui, toutefois, pour se réjouir du fait que l'histoire, enfin, «nous amène à nous occuper des Amérindiens», même si c'est encore trop peu.
Rigueur
Opposé à l'utilisation politique de l'histoire à la manière de Groulx et de Brunet, Trudel déclare que «le métier d'historien réside dans la reconstitution du passé. Je pense que c'est le rôle de l'historien d'essayer de faire revivre le passé d'une façon aussi rigoureusement exacte que possible». C'est au nom de cette rigueur, qui remplace le prophète par l'érudit, que Trudel malmène la mémoire des Cartier, Talon, Champlain et Madeleine de Verchères. Scientifiques, ces réévaluations développées plus à fond dans Mythes et réalités dans l'histoire du Québec ? Elles s'appuient, en tout cas, sur des documents originaux que l'historien iconoclaste -- et c'est par là qu'il fascine vraiment -- interprète à sa guise, mettant ainsi la science au service de la polémique et vice versa.
Compte tenu de l'âge avancé de Trudel, on pourrait le croire devenu, comme plusieurs de ses semblables, enclin à une certaine nostalgie. Nous chantera-t-il, à l'instar de plusieurs Québécois instruits et vieillissants, la grandeur du collège classique ? Déplorera-t-il la dégradation actuelle du savoir historique ? Là encore, Trudel surprend en dénonçant le piètre enseignement de l'histoire dispensé dans les collèges classiques. Ces professeurs, rappelle-t-il, «n'avaient aucune formation en histoire» et imposaient des pensums sur l'Égypte «alors qu'il aurait fallu commencer par l'histoire immédiate, celle qu'on vivait, celle des parents, des grands-parents, des traditions qui se répandaient dans les familles. Enfin, commencer par l'histoire vivante et remonter, c'est ce qu'on aurait dû faire. Actuellement, d'après ce que je comprends, c'est ce qu'on pratique dans les écoles.» Et vlan dans les dents des conservateurs frustrés qui confondent la nécessité de donner du sens aux savoirs avec la complaisance dans le vécu ! Trudel affirme même que la population du Québec «connaît beaucoup plus son histoire qu'avant».
Pour avoir donné la parole à un remarquable historien qui n'est avare ni de son érudition ni de ses saines provocations, Mathieu d'Avignon doit être remercié.
louiscornellier@parroinfo.net
Connaître pour le plaisir de connaître
Entretien avec l'historien Marcel Trudel sur la science historique et le métier d'historien au Québec
Mathieu d'Avignon
Presses de l'Université Laval Saint-Nicolas, 2005, 80 pages
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