En publiant le tome 4 de ses Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, le vénérable historien Marcel Trudel achève un projet remarquable à tous points de vue. Modèles de vulgarisation historique, ces quatre ouvrages revisitent à la fois savamment et subjectivement certains éléments de notre histoire nationale. Partisan de l'histoire sociale, une approche attachée à dépeindre la vie du commun de nos ancêtres en se fondant sur des sources documentaires, Trudel ne néglige jamais, pour autant, parce qu'il sait qu'il n'y a pas de bonne histoire sans bonnes histoires, de récupérer ce qui fait la force de l'histoire plus traditionnelle, c'est-à-dire le sens de la narration. Au passage, il n'hésite pas non plus à faire des incursions dans son histoire intime pour illustrer les mentalités d'hier.
Émouvant, l'avant-propos de ce tome 4 évoque une fin de parcours. Trudel se souvient que, du temps qu'il était en stage à Harvard, l'appariteur de la bibliothèque, à 17h, annonçait quotidiennement l'heure de fermeture en clamant des «closing, closing». «De tout côté, aujourd'hui, en cette étape de mes 92 ans, j'entends annoncer pour moi l'heure du closing», confie Trudel. «Puis, ajoute-t-il modestement, mes fidèles lecteurs sont peut-être à bout de patience; toujours ce même passé ressassé à toutes les pages, ce même ton de professeur d'un livre à l'autre, cette voix qu'on entend depuis une soixantaine d'années!» Là-dessus, toutefois, il se trompe: du passé réinterprété, plus que ressassé, par un tel savant conteur, on en prendrait encore et encore!
Il y a, chez Trudel, un art délicat de la provocation dont les vrais passionnés d'histoire ne sauraient se lasser. Dans ce tome 4, par exemple, il revient sur le mystère qui entoure la figure de Champlain pour ressusciter quelques polémiques. Les objectifs de l'explorateur, suggère-t-il, sont moins missionnaires et agricoles que commerciaux. «Champlain n'est pas venu pour cultiver des carottes dont la France, à l'agriculture très riche, n'a pas besoin, lance Trudel. Ce qu'on cherche, en Amérique, ce sont des ressources en mines, en fourrures, en pêcheries, et une voie maritime directe pour commercer avec l'Asie.» Si l'historien insiste pour ne reconnaître Champlain que comme le cofondateur de Québec, avec Dugua de Mons, il compense cette relative destitution en lui offrant le titre de fondateur de Trois-Rivières, retirant du même coup ce statut à Laviolette, dont «on ne connaît ni l'origine, ni le prénom, ni la fonction qu'il occupait à Québec ». En cette année du 375e anniversaire de Trois-Rivières, on imagine facilement le potentiel polémique d'une telle révision, et c'est pour ça qu'on aime Marcel Trudel.
On l'aime aussi pour l'originalité de ses sujets. Dans un chapitre intitulé «La politesse des Québécois sous l'oeil de l'étranger», il collige les propos de certains de nos célèbres visiteurs sur cet aspect sensible. Le Canada français a-t-il vraiment incarné, comme l'affirmait l'historien français Claude de Bonnault en 1950, «une civilisation exquise, raffinée, d'une délicatesse frémissante»? Trudel nous invite à plus de retenue. «Ne perdons pas la tête, réplique-t-il, ni Québec ni Montréal n'étaient Versailles.» Il n'empêche que le souci de la bienséance y était, semble-t-il, répandu. En 1753, le haut fonctionnaire Bacqueville de la Potherie écrit que les Canadiennes «sont de vraies femmes du monde». Le naturaliste scandinave Pehr Kalm, venu faire son tour en 1749, réserve un compliment encore plus délectable à nos ancêtres: «Entre l'extrême politesse dont j'ai bénéficié ici et celle des provinces anglaises, il y a toute la différence qui sépare le ciel de la terre, le blanc du noir, et cela en tous domaines.» Il qualifiera toutefois l'évêque Pontbriand de «grossier paysan sans savoir-vivre» et déplorera la tendance des femmes du pays à se moquer des accents étrangers.
L'École de Québec
On ne peut, enfin, parler de Marcel Trudel en passant sous silence son appartenance à ce qu'on a appelé l'École historique de Québec et sa perspective très critique à l'égard d'une lecture nationaliste de notre histoire. Dans ce tome 4, par exemple, l'historien revient sur la période de l'union des deux Canadas (1841-1867) pour en conclure qu'elle fut, somme toute, à l'avantage du Québec.
Trudel ne nie pas les visées assimilatrices qui ont mené à cette fusion, mais il récuse l'interprétation qui en fait une période sombre pour les Québécois. Cette époque, rappelle-t-il, est celle du retour du français comme langue officielle à égalité avec l'anglais, de la mise en place du système municipal, de la responsabilité ministérielle, de l'autonomisation de l'Église, de l'abolition de l'inique régime seigneurial, d'un important essor économique, du développement de l'instruction à tous les niveaux et de la naissance d'une vraie littérature canadienne-française.
Trudel laisse donc entendre, au fond, que le régime anglais n'a pas nui au développement démocratique du Québec français. Il a, bien sûr, beau jeu, puisque sa logique oppose la modernité anglaise à l'ancien régime français. Or, lui rétorquent ses opposants, si la Conquête n'avait pas eu lieu, les Québécois auraient bénéficié de la modernité française en termes d'avancées démocratiques et, surtout, d'une véritable autonomie nationale dont ils ont été privés. En ce sens, affirmer que la magnanimité anglaise nous a été profitable relève du leurre idéologique. Trudel a raison: ça a été pas pire. Mais il a aussi tort: ça aurait pu être mieux. Tout l'enjeu de notre question nationale est là.
Orphelin de mère littéralement mis à l'encan familial, en 1922, alors qu'il n'avait que 5 ans, Marcel Trudel a su, un peu comme le Québec, faire contre mauvaise fortune bon coeur. Admirable d'audace et de clarté, son oeuvre, même quand elle choque, brille de la beauté du nécessaire.
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louisco@sympatico.ca
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Mythes et réalités dans l'histoire du Québec
Tome 4
Marcel Trudel
Hurtubise
Montréal, 2009, 192 pages
Essais québécois
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