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Depuis son dépôt le 28 mars dernier et son passage en commission parlementaire, le projet de loi sur la laïcité de l’État de la Coalition avenir Québec a soulevé d’importants débats dans l’espace public. L’enjeu du vivre-ensemble, qui passe pour contemporain aux yeux de plusieurs, pose pourtant des questions fondamentales qui émergeaient déjà il y a 450 ans, dans une société française déchirée par des conflits religieux qui opposèrent catholiques et protestants.
Au XVIe siècle, l’apparition et la popularité croissante du protestantisme en Europe provoquèrent au sein de divers territoires l’éclatement de ce qu’on appelle les guerres de religion. En France, royaume catholique, l’affirmation grandissante d’une nouvelle identité religieuse posa aux autorités politiques des problèmes qui font étrangement écho à ce que l’on entend aujourd’hui.
À partir de quand, dans une collectivité marquée par une certaine tradition religieuse, un symbole relève-t-il plus de la tradition que de la croyance ? Où tracer la ligne entre la liberté de conscience et les responsabilités d’un employé ? Une loi suffirait-elle à régler une fois pour toutes la question du vivre-ensemble, comme on l’entend souvent ?
Le parcours d’un protestant appelé Martin Noyer, qui travaillait au service de la Ville de Lyon, entre 1563 et 1567, illustre bien toute la complexité de ces questions. Son exemple montre comment les frontières entre le politique et le religieux sont moins nettes que l’on pense, et comment une loi peut aisément être instrumentalisée pour servir des buts contraires à son objectif, si l’on n’y prend garde.
Coexistence religieuse
Au printemps 1563, la ville de Lyon se remet tranquillement d’un premier conflit religieux qui avait plongé la France dans la violence. Le roi Charles IX, soucieux de préserver la paix fragile revenue entre catholiques et protestants, promulgue la même année l’édit d’Amboise, un traité de paix qui garantit certains droits aux protestants et qui transforme profondément les conditions de la coexistence religieuse.
En effet, par une série de mesures qui font du roi et ses agents les seuls arbitres légitimes en matière de dispute confessionnelle, les arguments de nature religieuse autrefois invoqués par les catholiques et les protestants perdent leur ancienne légitimité au profit du maintien de la paix et de l’ordre public. Si dans de nombreuses villes de France, comme à Lyon, les adversaires d’hier entretiennent une méfiance mutuelle, ils n’ont d’autre choix que de se conformer — du moins en apparence — à la nouvelle loi.
À Lyon, les dispositions de l’édit d’Amboise font en sorte que les protestants obtiennent pour la première fois une reconnaissance formelle au sein du corps de ville (équivalent du conseil municipal), où six des douze postes de conseillers annuellement attribués devront dorénavant être occupés par des protestants. Imposée par le pouvoir royal, cette cogestion de la ville avec les catholiques ne se fera cependant pas sans heurts.
La désobéissance de Martin Noyer
En 1563, Martin Noyer est « mandeur » pour le corps de ville de Lyon. Sorte d’hybride entre l’adjoint administratif et le porte-parole, ce rôle implique notamment de convoquer aux assemblées les personnes requises, en plus de porter les armoiries de la ville lors de cérémonies. Bien que Martin Noyer soit protestant, les garanties de l’édit d’Amboise et l’équilibre des confessions entre les conseillers font en sorte que son allégeance religieuse n’entre alors pas en contradiction avec ses fonctions.
Dès l’année 1565, cependant, la balance du pouvoir penche en faveur des catholiques, au moment où huit d’entre eux sont nommés au corps de ville, contre seulement quatre protestants. Dès qu’ils deviennent majoritaires, les catholiques exploitent leur avantage pour restreindre progressivement les libertés des protestants de Lyon, comme ils le feront avec Martin Noyer.
C’est dans ce contexte que le matin du 2 juin 1567, le mandeur est expulsé définitivement pour ses « désobéissances répétées et insolences » à l’égard des conseillers. Les faits qui lui sont reprochés : avoir refusé à trois reprises de porter les armoiries de la ville lors de processions catholiques — soit des défilés religieux qui s’effectuent en chantant et en priant —, plaidant l’idée qu’un tel geste contrevenait à sa conscience, théoriquement garantie par l’édit d’Amboise.
Pour justifier son renvoi face à l’opposition de leurs confrères protestants et surtout face à un éventuel arbitrage royal, les conseillers catholiques plaident que les processions font partie intégrante des cérémonies civiques qui marquent le calendrier des fêtes de la ville. Pour eux, il est du devoir de Martin Noyer, en sa qualité de mandeur, de porter les armoiries de Lyon lors du défilé. Il n’est ainsi aucunement question — du moins en apparence — de dissension religieuse de sa part, mais du fait qu’il ne remplit pas les devoirs liés à sa charge.
Coutume ou croyance ?
L’argument des conseillers catholiques n’est pas fallacieux : au XVIe siècle, les communautés civiques et religieuses des villes de France sont alors vues comme indissociables par la plupart des gens. Les processions ne sont donc pas considérées comme des cérémonies essentiellement catholiques, mais comme des fêtes qui célèbrent l’identité de la ville et qui permettent l’unification de la communauté urbaine.
Par son rejet des cérémonies catholiques, le protestantisme vient cependant bouleverser cette ancienne unité. Aux yeux de la majorité, le refus des protestants de prendre part aux processions est considéré comme un refus de s’intégrer à la communauté civique. Dès lors, ces derniers sont vus comme une menace à la cohésion sociale et à l’identité du groupe. Qu’il paraisse justifié ou non, ce sentiment de méfiance fait étrangement écho à un discours contemporain que l’on peut parfois entendre à l’égard de certaines minorités religieuses.
Le renvoi de Martin Noyer de sa chargede mandeur témoigne de l’ambivalence des symboles religieux, auxquels on ne peut attribuer un seul sens dans une société pluraliste. Si les catholiques de l’époque voyaient les processions comme le fruit d’une tradition civique, les protestants les considéraient comme une fête intrinsèquement catholique qui n’avait donc plus sa place dans l’espace public. De la procession à l’affichage d’un crucifix dans une institution politique, le coeur du débat demeure le même : est-il possible pour une collectivité de s’affranchir de ses racines religieuses sans avoir l’impression de perdre une partie de son identité ? Si oui, selon quelles conditions ?
Instrumentalisation de la loi
L’histoire de Martin Noyer est également révélatrice de la manière dont les autorités catholiques locales parviennent à se conformer au nouveau cadre imposé par l’édit d’Amboise sans pour autant renoncer à leur volonté de limiter les droits accordés aux protestants. L’argument religieux est ainsi évacué au maximum des débats au profit de stratégies légalistes qui instrumentalisent la politique de pacification pour lui faire servir des buts contraires à son objectif.
Cette adaptation à l’édit explique ainsi pourquoi les conseillers catholiques prennent bien soin d’éviter l’argument confessionnel pour justifier le renvoi de Martin Noyer. Ils l’éviteront de la même façon lorsqu’ils refuseront de rembourser les emprunts faits par les conseillers protestants au nom du corps de ville, lorsqu’ils forceront la fermeture des boucheries pendant le carême ou lorsqu’ils céderont le collège civil de Lyon aux Jésuites, ordre religieux farouchement opposé aux protestants.
Contrairement à leurs paroles, les gestes posés par les conseillers catholiques laissent peu de doute sur leurvolonté d’exclure les protestants de la Ville et de ses institutions. L’édit d’Amboise permet certes l’évacuation apparente du religieux de la sphère politique, mais on assiste dans les faits à un refus net de tolérer la présence d’une autre confession, refus qui verra son apogée avec l’éclatement d’un nouveau conflit en 1567.
Dès l’époque des guerres de religion, la loi et les politiques de pacification ont ainsi pu être détournées de leurs objectifs pour servir des intérêts contraires. En dépit de la volonté royale d’apaisement, ceux qui s’opposaient à la reconnaissance d’une minorité religieuse n’hésitèrent pas à exploiter au maximum la marge de manoeuvre dont ils disposaient pour limiter la portée et l’efficacité de l’édit d’Amboise.
À celles et ceux qui croient que l’adoption de la loi sur la laïcité permettra de régler une fois pour toutes la question des accommodements religieux et du vivre-ensemble, l’exemple lyonnais témoigne donc des limites inhérentes à un texte législatif. Ce dernier fournit certes un cadre indispensable, mais le succès de son implantation dépendra surtout du jugement des personnes chargées de son application et des recours offerts à celles et ceux qui pourraient faire les frais d’une lecture détournée de la loi.
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