Lettre à Jacques Godbout

Accommodements raisonnables et immigration

Par Renée Cosgrove
Monsieur Godbout, merci pour [votre réflexion sur le multiculturalisme->5791]. L'écriture est toujours un acte de courage. On y exprime comme on peut une intuition pour faire évoluer une réflexion. La rubrique Idées du Devoir nous permet de débattre de certaines questions de société. J'aimerais donc partager avec vous l'effet étrange que m'a fait votre écrit, ou une partie de votre écrit, et cela sans autre but que de vous offrir des informations pouvant alimenter vos réflexions futures.
Mardi 3 avril, j'ai pleuré en lisant Le Devoir. Québécoise de la génération X, de sang canadien-français, écossais et irlandais, je suis née ici et n'ai jamais vécu ailleurs. Il se trouve que le français est ma troisième langue: encore jeune, j'en ai appris deux autres. Je suis scolarisée, plutôt très scolarisée. J'exerce mes deux professions dans des domaines relevant de la communication. Comme nous tous, j'en ai lu des journaux, j'en ai vu des photos, et j'ai suivi avec un certain intérêt l'apprivoisement citoyen de l'«accommodement raisonnable». Mais c'est bel et bien la première fois que j'aurai pleuré en lisant un journal!
J'ai pleuré d'une drôle de rage, de peur et même d'horreur. Disons que ça me prenait à la gorge. Et je pleurais de cette frustration qui me vient de ne pouvoir me dire «québécoise». Comme si le dire pouvait être un automatisme. Mais voilà peut-être qui est bien. Car la citoyenneté ne doit jamais devenir un automatisme.
Si, ce matin-là, je me sentais incapable de me dire «québécoise», ce n'était pas à cause des «hassidiques». J'habite à côté de leur quartier d'Outremont, dans le Mile-End et je fais très souvent des promenades des plus paisibles dans Outremont. Quitte à user d'un «symbolisme» de bon aloi, tourné de fil en aiguille à mes propres fins, les hassidiques me rappellent de loin l'invention de la psychanalyse.
Quel symbolisme?
Il vaut peut-être la peine de mentionner que je ne suis pas de la génération qui a pris son héritage spirituel en horreur. Aussi, je pratique du mieux que je le peux la foi chrétienne dans l'église anglicane de ma mère. Mon conjoint, québécois et français, est bouddhiste. Je connais les «érouv», dont vous nous dites que ce sont des fils suspendus en hauteur -- je le précise parce qu'il faut pas imaginer qu'ils sont placés à hauteur de poitrine. Moi, une non-hassidique, je ne me suis jamais enfargée dedans. Si j'en sais un petit quelque chose, c'est que je me suis informée un jour en faisant des lectures sur les croyances juives, qu'elles soient strictes ou non strictes, orthodoxes ou non orthodoxes, et ainsi de suite.
En vous lisant, on apprend que les «érouv» permettent aux hassiques (non pas à certains hassidiques mais bien «aux hassidiques») d'agrandir l'espace domestique auquel ils «sont condamnés» le jour du sabbat, puisque ces hassidiques «croient ou imaginent que» ces fils agrandissent leur espace domestique. C'est là que j'ai commencé à pleurer, précisément à ces mots: «croient ou imaginent que». Ce mépris dans la bouche de Jacques Godbout, cinéaste, et qui plus est, un de «mes cinéastes québécois»...
Mais lisons «notre» cinéaste: «Évidemment, les citoyens qui ne sont pas juifs hassidim, mais chrétiens ou incroyants, sont symboliquement "enfermés" dans cet espace et réagissent avec violence. Pourquoi? Le fil de l'"érouv" ne les blesse pas, le symbole les enrage. Nous ne sommes jamais à l'abri d'un abus symbolique.»
À cette lecture, j'ai quitté ma table de cuisine. Fortement angoissée, j'ai arpenté trois fois de long en large mon milieu de triplex pour enfin me réfugier dans le sofa où j'ai continué à pleurer tranquillement, Le Devoir toujours entre les mains.
Vous insistez sur l'utilisation qui serait faite de symboles dans un «domaine symbolique». Mais quelle analyse faites-vous du symbolique? De quel symbolisme parlez-vous? Le raffinement psychique d'un rite ou d'un rituel est-il réellement comparable aux symboles dont fait usage la puissante «publicité commerciale» ou «la puissance symbolique» de la croix gammée? Excusez-moi, mais c'est vous qui nous jetez tout ça pêle-mêle dans le même écrit. S'il me fait grand plaisir de me promener à Outremont le jour du sabbat, toute paisible entre des gens qui peuvent se respecter en suivant une progression de leur univers symbolique, alors que vous, ça vous enrage, que pouvons-nous en conclure pour nous tous, citoyennes et citoyens du Québec?
Votre propos est que «nous ne sommes jamais à l'abri d'un abus symbolique». À vous, je dirais plutôt que nous ne sommes jamais à l'abri de l'abus du symbolique.
Renée Cosgrove, Montréal


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