La vérité sort de la bouche des banquiers centraux. Dans un discours prononcé le 21 septembre dernier, Mark Carney, actuel gouverneur de la Banque d’Angleterre, a mis en évidence ce qu’il appelle les « trois mensonges » de la finance moderne : faire croire que l’on peut s’endetter infiniment sans risque ; dire que les marchés s’auto-équilibrent ; affirmer que les marchés sont moraux. Une bombe venue d’outre-Manche contre ce qui s’enseigne à Harvard ou nous est répété par Bruxelles ou Bercy.
De façon étonnante, Carney commence par faire l’éloge de la politique monétaire britannique des années 1970 et 1980, qu’il juge « responsable démocratiquement » et « hautement efficace » dans la lutte contre l’inflation. Mais c’est pour indiquer immédiatement que « ces innovations n’ont pas permis une stabilité macro-économique durable. Loin de là ».
En effet, sous les eaux calmes de la stabilité des prix (ceux des biens et services, pas des actifs) grondait le monstre de la dette, qui devait se réveiller avec fracas en 2008. En cause, la démographie, mais aussi « la stagnation des salaires réels de la classe moyenne (elle-même due à la technologie et à la mondialisation) », l’endettement étant par ailleurs facilité par les innovations financières et l’abondance de l’épargne.
Surtout – et c’est là que réside le mensonge, nous dit Carney – « la complaisance des individus et des institutions, nourrie par une longue période de stabilité macro-économique et de prix en hausse des actifs, a fait croire que cet endettement sans remords était raisonnable ».
Selon Carney, que l’on ne suivra pas forcément sur ce point, une fois la crise installée, les décideurs politiques « ont rapidement pris leurs distances avec les idées reçues développées durant la période de Grande Modération » pour « réapprendre les leçons de la Grande Dépression (des années 1930) ».
Mais il constate avec inquiétude que la Chine est elle aussi assise sur des montagnes de dettes (qui s’approchent désormais de 200 % du PIB)…
C’est le mythe central de la science économique contemporaine : selon elle, la « loi » de l’offre et de la demande, conséquence inévitable de la « libre concurrence », est censée garantir que quantités offertes et demandées s’égalisent, permettant ainsi l’utilisation la plus efficace possible des ressources disponibles.
Comme le dit Carney, « les policymakers ont été capturés par le mythe selon lequel la finance peut s’auto-réguler et s’auto-corriger spontanément ». Or, note-t-il, loin de l’image rassurante de l’équilibre, il y a des déséquilibres sur tous les marchés, que ce soit le marché des biens, celui du travail, ou ceux des actifs.
Et dire que les marchés s’équilibrent toujours a deux conséquences dangereuses.
Tout d’abord, il devient alors impossible de détecter les bulles, puisque les prix sont censés être « corrects », loin du fonctionnement réel des marchés financiers (que Carney décrit en faisant directement référence au « concours de beauté » de Keynes, certains banquiers centraux ont de bonnes lectures !). De plus, toute instabilité doit alors être attribuée à des distorsions de marché ou à l’incomplétude des marchés, appelant à « créer de nouveaux marchés » pour pallier aux insuffisances des anciens – ce que Carney qualifie de « progresser en reculant sans cesse ».
Or, insiste Carney, « les marchés ne s’équilibrent que dans les manuels. Dans la réalité les gens sont irrationnels, les économies sont imparfaites, et l’état de la nature [c’est-à-dire la situation économique réelle, GR] lui-même ne peut être connu ». De ce fait, « quand des imperfections existent (c’est-à-dire toujours), ajouter des marchés peut parfois aggraver les choses » – comme le montre l’exemple des dérivés de crédit qui ont multiplié les risques au lieu de les diviser comme promis.
Carney démonte ensuite la cathédrale de la science économique, le modèle d’Arrow-Debreu, dont les hypothèses de marchés complets (c’est-à-dire prévisibles dans tous leurs états futurs) sont, dit-il, « absurdes en tant que description du monde réel ». Délaissant la tradition néo-classique, Carney se tourne vers Frank Knight et sa notion « d’incertitude » qui a pour conséquence que les choix individuels sont effectués sous un « semblant de connaissance », les variations d’humeur des participants au marché étant elles-mêmes soumises aux « esprits animaux » mis en avant par Keynes.
Bien sûr, Carney n’omet pas de mentionner les nombreuses qualités des marchés, source de prospérité, de croissance, et instruments de gestion des risques. Mais il note que « laissés à eux-mêmes, les marchés peuvent avoir des tendances à l’excès et à l’abus ».
Carney veut « reconstruire des marchés justes et efficaces », qui soient « professionnels et ouverts »
C’est notamment le cas des marchés financiers, où « les valeurs deviennent abstraites et relatives » et où « la foule peut emporter avec elle l’intégrité de l’individu ». Pour opérer, les marchés ont besoin du « consentement de la société », or ce consentement est remis en question par les récents scandales (Libor, Forex, etc.).
Pour restaurer cette confiance, Carney veut « reconstruire des marchés justes et efficaces », qui soient « professionnels et ouverts », et non « informels et fonctionnant comme des clubs ». Or cela suppose que « tous les acteurs du marché, publics et privés, reconnaissent leurs responsabilités pour le système dans son ensemble ».
Pour Carney, il est plus facile que par le passé de résister à ces mensonges.
Pour répondre au premier (l’affirmation des réussites de l’innovation financière), il estime que la Banque d’Angleterre possède des « pouvoirs considérables » pour promouvoir la stabilité financière. Elle a accru les exigences en capital des banques et a resserré les conditions d’octroi des crédits immobiliers. Ainsi, le « too big to fail » (l’obligation de secourir aux frais du contribuable les grandes institutions financières en difficulté) est-il en recul, grâce à la suppression des subventions publiques implicites et l’accroissement de la concurrence.
Face au deuxième (la revendication de l’auto-équilibrage des marchés), des réformes ont eu lieu pour démêler l’écheveau des produits dérivés complexes, et la Banque est désormais prête à agir en tant que « faiseur de marché en dernier ressort » en cas de besoin.
Pour répondre au troisième (la prétendue dimension morale des marchés), Carney estime que des changements ont déjà eu lieu dans les politiques de rémunération, ou concernant la clarification des responsabilités des dirigeants.
Mais, note-t-il, « il faut en faire plus » (ouf !).
Et Carney d’appeler à une responsabilisation accrue des individus et des entreprises, des peines plus lourdes pour les tricheurs.
De plus, afin que le débat se poursuive, la Banque d’Angleterre a ouvert un forum où chacun peut déposer ses propositions de réforme afin de construire des marchés « qui méritent le consentement de la société et qui renforcent le capital social ».
A lire Mark Carney, on ressort stupéfait des critiques adressées à ce qui est enseigné dans les « meilleures » universités du monde, ou aux principes qui guident les fondements mêmes de l’Union européenne. Lire un banquier central qui s’appuie sur une lecture radicale de Keynes ou de Knight et qui traite le modèle Arrow-Debreu d’absurdité, cela nous change de Jean-Claude Trichet et de sa dévastatrice « désinflation compétitive »…
Mais on sera par contre moins convaincu des changements intervenus dans la régulation de la finance depuis que la crise a éclaté en 2008. Pour remettre la finance au pas et tirer les conclusions en termes de politique économique des saines lectures citées ici, il faudrait un changement politique et intellectuel de grande ampleur qui tarde à venir.
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