Au cours des trois derniers siècles, soit ceux qui se sont écoulés depuis que l’empire britannique s’est emparé, en 1760, de la Nouvelle France (deux siècles et quart d’histoire, 1534-1759), il s’est produit trois grandes ruptures politiques, lesquelles ont changé le cours de l’histoire et bouleversé la vie des habitants du Québec, alors peuplé exclusivement par des colons français et des tribus indiennes. Ces brisures ont été suivies de trois grandes périodes de régression historique pour le peuple québécois, périodes au cours desquelles la vie fut dure et la survivance difficile. Jusqu’à maintenant, ces périodes de régression ont toutes été suivies d’un redressement partiel, mais seulement après une longue période de souffrance et de recul des droits et privilèges du peuple québécois.
Qu’elles sont ces périodes de choc, de régression et de redressement partiel et en quoi elles peuvent jeter un éclairage sur la présente période de régression dans laquelle le Québec se retrouve plongé, bien malgré lui, depuis le coup de force constitutionnel du gouvernement canadien du 17 avril 1982 ?
1- La rupture historique de la Conquête britannique de la Nouvelle-France au 18ème siècle
La première rupture historique fut évidemment le grand dérangement causé par les armées de l’empire britannique quand ces dernières prirent le contrôle de la Nouvelle France (1534-1760), après la Bataille des Plaines d’Abraham, en 1759, et évincèrent le gouvernement français du royaume de France. Le choc fut brutal et immense pour les colons français établis au Québec depuis plusieurs générations, car une partie importante de leur élite instruite retourna en France.
L’occupation britannique du territoire, qu’on appelait le Canada, se précisa avec la Proclamation royale de 1763, par laquelle l’Angleterre entendait bien dominer les 70 000 habitants du Canada en s’appuyant sur quelques 200 colons anglais. Elle comptait traiter la Nouvelle France, un immense territoire qui s’étendait de Terre-Neuve jusqu’à la Louisiane d’aujourd’hui, comme un complément à son territoire des treize colonies de la Nouvelle-Angleterre, territoire qu’elle contrôlait depuis 1620. Comme l’Angleterre s’était aussi emparé de l’Acadie française, fondée en 1604, (la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard, et une partie du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve d’aujourd’hui), avec le traité d’Utrecht de 1713, le royaume de la Grande-Bretagne se trouvait ainsi à contrôler presque la totalité de l’Amérique du nord, (la Floride étant sous contrôle espagnol).
Pour les Français du Canada, qui s’appelaient alors ‘Canadiens’, 1760 marque le début d’une longue traversée du désert. Le premier redressement partiel des sévices subis par la prise de contrôle britannique survint en 1774. En effet, le gouvernement royal anglais, craignant une révolte de ses sujets de la Nouvelle-Angleterre, voulut s’assurer le soutien des ‘Canadiens’ français du Québec. L’Acte de Québec de 1774, (une loi britannique) est la première constitution du Québec. Elle légalise la pratique de la religion catholique pour les Français d’un Québec élargi, étendu dorénavant jusqu’aux Grands lacs. Elle établit le droit civil français, appelé aussi le droit privé romano-civiliste français. Il consacre la légalité du système seigneurial pour garantir la propriété des terres. Autrement dit, le Québec devient une colonie semi-autonome de l’Empire britannique, sous l’autorité d’un Gouverneur britannique et d’un conseil exécutif non élu.
L'Acte constitutionnel de 1791, encore une loi britannique adoptée dans un contexte colonial, vint compléter la constitution de 1774 pour les habitants du Québec, en établissant une assemblée législative élue par les propriétaires qualifiés, y compris les femmes propriétaires, pour percevoir des impôts et engager des dépenses courantes, mais sans responsabilité ministérielle, car toujours sous l’autorité ultime d’un Gouverneur britannique et d’un conseil exécutif non élu. C’est en vertu de l’Acte de 1791 que la Province de Québec (1763-1791) sera divisée en deux provinces distinctes, soit un Bas-Canada (Québec) et un Haut-Canada (Ontario). La population du Bas-Canada est alors égale à 163 000 personnes, la plupart de langue française.
Les rigidités du nouveau système donnèrent lieu à des conflits et l’exaspération des ‘Canadiens’ conduisit à une deuxième grande rupture dans l’histoire du Québec.
2- La révolte des Patriotes de 1837-38 et la répression britannique au 19ème siècle
En effet, l’exaspération des Québécois est compréhensible, devant les exactions dont ils étaient l’objet de la part du pouvoir colonial britannique en faveur des loyalistes qui avaient fuit les États-Unis en rébellion contre la Grande-Bretagne. En effet, après la Guerre d’indépendance américaine (1775-1783), plusieurs loyalistes quittèrent le territoire nouvellement indépendant des États-Unis, et certains vinrent au Canada, un territoire encore soumis à la Couronne britannique de George III. Sur les 46 000 loyalistes qui quittèrent les États-Unis pour se diriger vers le Canada britannique, la majorité allèrent en Nouvelle-Écosse. Cependant, 10 000 d’entre eux sont venus s’installer au Québec, en grande partie en s’établissant dans les Cantons de l’Est.
C’est l’arrivée de ce grand nombre de loyalistes américains en terre québécoise et le traitement favorable discriminatoire qu’ils reçurent du pouvoir colonial britannique qui mirent le feu aux poudres. En effet, certains parmi les habitants québécois regrettèrent alors de ne s’être pas alliés à la révolte américaine, comme l’Américain Benjamin Franklin les avait invités formellement à le faire, lors d’un voyage de ce dernier à Montréal, en avril 1776.
La Révolte des Patriotes de 1837-1838 fut le résultat d’un antagonisme profond entre la population civile, en très grande majorité française, et l’occupant militaire britannique, trop heureux d’accueillir des loyalistes américains venus en grand nombre des États-Unis. Cependant, les chefs québécois du Bas-Canada (Québec), avec à leur tête Louis-Joseph Papineau (1786-1871), chef du Parti Patriote, ne s’étaient pas assurés, au préalable, de l’appui militaire d’un pays comme la France, comme cela avait été le cas avec la révolte américaine quand des soldats du Marquis de Lafayette (1757-1834) et la marine française vinrent porter main forte aux indépendantistes américains. Le résultat était prévisible : les troupes rebelles des Patriotes ne firent point le poids devant l’importante force militaire coloniale de l’Empire britannique.
La répression britannique fut tout aussi prévisible. Le gouvernement britannique mit tout en œuvre pour subjuguer les Canadiens français du temps et les empêcher dorénavant de dominer aucune institution politique au Canada. D’entrée de jeu, le pouvoir impérial suspendit l’Acte constitutionnel de 1791.
Par la suite, avec l’adoption de l’Acte d’Union de 1840, lequel imposait l’anglais en tant que seule langue officielle, obligation qui sera cependant abrogée en 1848, le Bas-Canada (Québec) et le Haut-Canada (Ontario) furent fusionnés dans un Canada-Uni essentiellement britannique, avec une égalité de représentation et de responsabilité pour la dette commune, même si la population québécoise était de beaucoup plus nombreuse que celle de l’Ontario, soit 650 000 contre 450 000 habitants, et que le Québec n’avait pratiquement pas de dette, tandis que la dette de l’Ontario était substantielle. Lionel Groulx (1878-1967) a déjà qualifié cette fusion forcée comme ayant été l’annexion du Bas-Canada (Québec) par le Haut-Canada (Ontario).
Le rapport de Lord Durham (1792-1840), déposé le 11 février 1839, traça la voie à suivre. Il fallait, selon Lord Durham, compter sur une immigration massive, afin « de noyer la population française sous le flot continu d’une immigration organisée méthodiquement, contrôlée au départ, accueillie à l’arrivée, et assurée d’une situation privilégiée dans la colonie », tel que bien résumé par Paul Vevret dans son article de 1953 intitulé « La population du Canada », dans la Revue de géographie alpine, p. 20.
La régression que connut alors le Québec fut très sévère. Elle dura de pleine force jusqu’en 1867, date de l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (AANB) par le Parlement britannique. Cette deuxième constitution du Canada apportait un certain redressement par rapport à l’Acte d’Union de 1840, car elle rétablissait le gouvernement responsable du Québec, mais à l’intérieur d’une ‘confédération’ chapeautée par un gouvernement central dominé par une majorité anglophone. Elle plut énormément aux impérialistes anglophones de l’Ontario car l’AANB consacrait la minorisation irréversible des Canadiens français dans une structure fédérative où la langue anglaise domine, comme le rapport Durham l’avait proposée. Le fondateur du journal torontois The Globe (ancêtre du Globe & Mail), George Brown (1818-1880), écrivit : « L’Union législative [de 1840] ne nous a pas permis de les assimiler (les Canadiens français) ; toutefois, une confédération des provinces nous permettrait au moins de leur couper les griffes et de leur arracher les dents. »
Et Brown d’écrire aussi « Le canadianisme français [sera] entièrement éteint! ».
Au recensement de 1901, la population canadienne se chiffrait à 5,3 millions d’individus, dont 32 pourcent parlaient français. Lors du recensement de 2011, la population canadienne ayant le français comme langue maternelle était égale à 22,0 pourcent. Au Québec, la population québécoise ayant le français comme langue maternelle représentait 79,9 pourcent de l’ensemble.
Cependant, la langue française est en baisse au Canada et au Québec, et cela pourrait s’accélérer dans les décennies à venir, si aucune mesure draconienne n’est prise pour renverser la tendance.
Selon les projections de Statistique Canada, en effet, la proportion des Canadiens de langue maternelle française au Canada ne représentera guère plus que de 17 à 18 pourcent de la population canadienne totale, en 2036. Au Québec, la même érosion est à prévoir car la proportion des Québécois et Québécoises de langue maternelle française est appelée à chuter à un niveau qui devrait se situer entre 69 et 72 pourcent, en l’an 2036.
3- Le coup de force constitutionnel du gouvernement canadien contre le Québec au 20èmesiècle
De 1867 jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement du Québec est demeuré une entité subalterne par rapport au gouvernement fédéral canadien, et c’est le clergé catholique qui suppléa à l’absence d’infrastructure sociale, en s’occupant des services d’éducation et de santé dans ‘la province’. Ce fut véritablement une période de Grande Noirceur pour le Québec. Au début de la guerre de 1939-1945, le gouvernement québécois du libéral d’Adélard Godbout (1892-1956) ira même jusqu’à transférer sept champs de taxation au gouvernement central, supposément pour la durée de la guerre, sans s’assurer du retour par contrat de ces champs d’impôts.
Il appartiendra au gouvernement d’Union nationale du Premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959), dont la politique en était une d’autonomie provinciale, de tenter de rapatrier un à un les champs de taxation concédés au gouvernement canadien.
Le grand bond en avant de la Révolution tranquille (1960-1980)
L’arrivée au pouvoir, le 22 juin 1960, du gouvernement libéral de Jean Lesage (1912-1980) a signifié un réveil des Québécois francophones, lesquels ont commencé à s’imposer comme majorité incontournable au Québec. La période de deux décennies, soit celle qui s’étend de 1960 à 1980, est unique dans l’histoire du Québec, en ce qu’elle a vu l’émergence d’un État moderne et la montée d’une identité nationale au Québec. Et, comme l’avait recommandé auparavant Errol Bouchette (1862-1912) et Lionel Groulx, on vit alors apparaître une volonté de se servir du levier de l’État québécois pour promouvoir le développement économique du Québec et pour accentuer son rayonnement international. Avec Paul Gérin-Lajoie (1920-2018), on éleva l’accessibilité à l’éducation au niveau d’un puissant moyen d’émancipation des Québécois. Avec René Lévesque, on s’employa à accroître le contrôle des Québécois sur leur économie, à commencer par les richesses hydro-électriques.
L’élection du Parti Québécois, le 15 novembre 1976, compléta les acquis de la Révolution tranquille en légiférant pour placer la langue française dans le vécu de tous les jours (Loi 101); on consolida les acquis de civilisation en ce qui concerne le principe de l’égalité homme-femme, et on encouragea la prise de contrôle des principaux leviers économiques et financiers pour et par les Québécois (Québec Inc.), etc.
Une importante rupture constitutionnelle et politique est venue interrompre la poussée en avant de la Révolution tranquille (1960-1980)
En effet, un gouvernement canadien dirigé par Pierre Elliott Trudeau (1919-2000), en s’alliant à des provinces canadiennes anglophones, réussit à isoler le gouvernement du Québec, ce qui lui a permis de faire un coup de force constitutionnel contre le Québec. Ce coup d’état s’est produit en 1981-1982. Il a consisté à imposer au Québec des changements constitutionnels contre son gré — sans référendum populaire et sans l’accord du Parlement québécois — lesquels ont réduit considérablement les droits historiques et les pouvoirs du gouvernement du Québec, le seul gouvernement contrôlé par des francophones en Amérique du nord. L’objectif dominant était de faire en sorte de dénationaliser et de ‘provincialiser’ le Québec. Depuis ce coup d’état, le Québec subit une régression dans les domaines constitutionnel, politique, démographique et linguistique, la troisième de son histoire en autant de siècles.
Dans le livre que je viens de publier chez les Éditions Fides, « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », j’analyse les causes et les conséquences de cette régression et les raisons pour lesquelles les trois tentatives entreprises, à ce jour, pour corriger l’immense tort fait au Québec et à sa population par l’Acte constitutionnel de 1982, imposé au Québec, ont toutes échoué, en 1990, en1992 et en 1995. Cependant, je suis d’avis que si une telle régression n’est pas stoppée, il est possible qu’à terme, c’est la survie même de la nation québécoise qui est en danger.
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