Hélène Buzzetti - Ottawa — Le gouvernement conservateur de Stephen Harper est accusé une fois de plus de privilégier l'idéologie au détriment de la science. Sa décision de rendre volontaire, plutôt qu'obligatoire, le recensement dans sa version longue provoque la colère et l'incrédulité non seulement du monde scientifique, mais aussi des municipalités et même des entreprises. Tous soupçonnent les conservateurs de ne plus vouloir recueillir des informations susceptibles de prouver que leurs politiques sont mal avisées.
La décision est passée inaperçue parce que prise alors que toute l'attention médiatique était tournée du côté des sommets du G8 et du G20 et que les citoyens profitaient des congés des fêtes nationales. Ottawa a ainsi décidé que le coeur des recensements canadiens ne serait plus obligatoire.
Effectué tous les cinq ans au Canada, le recensement est composé de deux formulaires. Le premier, très succinct, est envoyé à tout le monde et permet de faire un décompte de la population. On y demande le nombre d'occupants d'une résidence, leurs liens de parenté et leur sexe. La version longue, elle, est envoyée à 20 % de la population. On y interroge les gens sur la langue parlée à la maison, leur emploi, leurs revenus, leur niveau d'éducation, leur origine ethnique, le nombre d'heures consacrées au travail bénévole, etc.
Jusqu'à présent, il était obligatoire de remplir ces deux formulaires. Le gouvernement vient de décréter que seule la version courte le sera à compter du recensement de 2011. La version longue sera envoyée à un plus grand nombre de personnes (4,5 millions au lieu de 2,9 millions) qui seront libres d'y répondre ou non. Les scientifiques crient à la catastrophe, car les résultats n'étant plus exhaustifs, ils ne seront plus fiables.
«C'est dévastateur», explique le directeur général de l'Association canadienne des professeurs d'université, James Turk. «Lorsqu'un gouvernement doit décider parmi plusieurs options politiques, il peut consulter les données disponibles et faire en sorte que sa décision soit appuyée sur les faits et pas seulement sur des préférences politiques.» Les professeurs d'université se sentent interpellés par cet enjeu, car ils utilisent à fond les données tirées du questionnaire long du recensement pour les croiser et en tirer des analyses originales, explique M. Turk. C'est tout le domaine scientifique qui sera touché par ce changement majeur.
Une odeur de Tea Party
Le ministre de l'Industrie, Tony Clement, n'était pas disponible pour expliquer les raisons de sa décision. Son porte-parole a indiqué que «le gouvernement ne croit pas qu'il est approprié de demander des informations détaillées au sujet de ses citoyens».
Ce genre de commentaire met en furie M. Turk, qui y entend l'écho d'une frange radicale de droite. «Il y a un petit groupe de gens de l'extrême droite, associés au Tea Party aux États-Unis, qui s'opposent à ce que le gouvernement détienne quelque information que ce soit à leur sujet. Il y en a aussi au Canada, bien qu'ils soient une minorité. Peut-être que des ministres de M. Harper ont parlé à certains de ces gens et ont dit: "Rendons cela volontaire, où est le problème?" sans comprendre ce qui est en jeu ici.»
Les conservateurs sont aussi soupçonnés de vouloir fermer les yeux sur des réalités qui contrediraient leur discours politique. Non seulement le Parti libéral et le NPD le croient-ils, eux qui ont dénoncé cette semaine la décision d'Ottawa, mais ils sont appuyés par M. Turk ou encore les professeurs de l'UQAM Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost, spécialisés dans les questions de recensement.
«Il y a eu une controverse il y a deux ou trois ans lorsque l'étude de l'évolution des revenus a démontré que l'écart s'était creusé entre riches et pauvres, raconte le professeur Prévost. La presse de droite avait hurlé à mort en accusant Statistique Canada de marxisme. Il y a une tension entre le gouvernement et Statistique Canada, qui montre des réalités qu'on ne veut pas voir.»
Son collègue Beaud émet l'hypothèse selon laquelle «il y a moins d'intérêt de soutenir un organisme comme Statistique Canada» de la part des conservateurs chez qui il décèle «une opinion anti-scientifique». Il rappelle à cet égard les idées «plus que rétrogrades» du ministre d'État aux Sciences, Gary Goodyear, un créationniste.
Pour M. Prévost, cette décision jettera le discrédit sur Statistique Canada, qui était jusqu'à présent une des agences statistiques les plus réputées à l'échelle mondiale à cause de l'indépendance politique de ses données.
L'actuel actuaire en chef de Statistique Canada, Munir Sheikh, ne veut pas accorder d'entrevues sur la question. Son prédécesseur, Ivan Fellegi, a déclaré à la Presse canadienne que s'il avait été encore en poste au moment de cette décision, il aurait démissionné en guise de protestation. Selon la «ligne» officielle de Statistique Canada, «le gouvernement a demandé à Statistique Canada de mener une enquête volontaire, et l'organisme a accepté».
Une obligation nécessaire
C'est le caractère exhaustif du recensement qui en fait toute sa valeur. Le taux de réponse est d'environ 97 %, notamment parce que les récalcitrants risquent d'être poursuivis en justice. Ce taux risque de chuter dramatiquement s'il n'y a plus d'obligation, croit le professeur Beaud, les citoyens étant déjà beaucoup sollicités.
Cette exhaustivité permet de dresser avec précision le portrait non seulement d'une province ou d'une ville, mais même d'un quartier. Moins il y a de répondants, moins ce portrait est fidèle. La Fédération canadienne des municipalités (FCM) s'oppose au changement justement parce que les villes ont besoin de ces informations locales fiables, notamment quand vient le temps de tracer de nouveaux trajets de transport en commun ou de décider où construire des logements sociaux.
«Le gouvernement fédéral doit comprendre qu'il a l'obligation de fournir ces informations aux autres niveaux de gouvernement. Sa décision aura des impacts sur beaucoup de monde», explique Adam Thompson, analyste à la FCM.
La Canadian Association for Business Economics (aucun nom français répertorié) s'oppose aussi à cette décision prise, soutient-elle, «sans consultation des utilisateurs des données du recensement». «Les entreprises et les gouvernements prennent régulièrement des décisions quant à l'emplacement de nouvelles initiatives sur la base des données recueillies par le formulaire long du recensement, écrit l'Association sur son site Internet. Le très haut taux de réponse qui découle de son caractère obligatoire nous donne confiance dans la qualité des informations.»
Selon le professeur Prévost, le caractère obligatoire des recensements est la norme dans le monde. Certains pays ont aboli le recensement, comme les Pays-Bas, la Suisse et la Norvège, mais c'est parce qu'ils se fient aux registres civils très fiables. Au Canada, dit-il, ces registres sont moins complets et non harmonisés, notamment parce que l'état civil relève des provinces.
Les scientifiques crient à la catastrophe
Ayant mis la hache dans le recensement obligatoire, le gouvernement est encore accusé de privilégier l'idéologie au détriment de la science
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