À en croire le discours qui prévaut, la crise du crédit serait un phénomène «imprévisible», et la récession, un mouvement «cyclique» de l'économie, qu'une mondialisation a rendu plus dévastateur. En somme, un double «tsunami», que des capitalistes cupides et des gouvernements laxistes n'auraient su endiguer à temps.
Plusieurs accusent, certes, la déréglementation, l'hégémonie de Wall Street, l'abdication de l'État. Rarement toutefois ose-t-on demander où était la presse, notamment la presse d'affaires, dans les mois qui ont précédé. Pourtant, à l'approche d'une catastrophe, reporters et critiques ne forment-ils pas la première ligne d'alerte?
Au reste, nombre de médias avaient un intérêt vital à suivre de près les pratiques de la finance, car en cas de déconfiture, ils allaient eux aussi en subir, avec la chute des revenus publicitaires, un sérieux contrecoup. En Amérique du Nord, en effet, la finance et l'automobile comptent parmi les principaux annonceurs.
D'après un article récent du Columbia Journalism Review, il n'a pas manqué de journalistes aux États-Unis pour débusquer les pratiques néfastes répandues ces dernières années dans les entreprises de crédit. Mais la presse d'affaires n'a pas su comprendre ces pratiques ou les dénoncer alors qu'elles impliquaient jusqu'à des maisons réputées de Wall Street.
Le chroniqueur Dean Starkman, un journaliste versé dans la finance et les affaires, a passé en revue les travaux de ses collègues du pays. Le Wall Street Journal, par exemple, ou Vanity Fair, ont publié des séries remarquables sur les pratiques qui avaient alors commencé d'entraîner la chute de géants de la finance. Mais l'on y voyait comme une fatalité.
Bien sûr, la presse d'affaires, comme bientôt la grande presse, allait être débordée par les secousses et les drames engendrés par la déconfiture du système. Elle allait elle-même devoir réduire, au pire moment, ses ressources journalistiques. Pourtant, bien avant la débandade, il était devenu évident, pour qui voulait les voir, que les ventes sous pression et les contrats frauduleux étaient devenus monnaie courante.
Ces pratiques d'exploitation de gens démunis et vulnérables ou de consommateurs de classe moyenne étranglés par les cartes de crédit faisaient déjà l'objet de procès de la part des autorités en Illinois, en Californie et en Floride. Des reportages ont aussi paru au Los Angeles Times. L'émission This American Life à la radio publique de Chicago en a dressé un dossier éclairant.
Les informations que l'on y trouve, comme les témoignages recueillis de victimes mais aussi de courtiers «formés» pour les pousser à la ruine, laissent peu de doute. La piste menant à Wall Street aurait pu également être confirmée si de grands quotidiens s'y étaient engagés résolument. Or, note Starkman, même après l'éclatement de la crise, la presse d'affaires échoue à fournir cet éclairage.
Le rôle des médias
L'effondrement de Wall Street aura causé plus de tort aux États-Unis que l'attaque du 11 septembre 2001, et non moins sapé la confiance des Américains. Comment pareil scandale a-t-il pu échapper à des médias même avides d'histoires chocs, de tragédies personnelles, d'affaires criminelles? Le critique du Columbia Journalism Review ne l'explique pas.
Plusieurs raisons pourtant peuvent expliquer le comportement des médias. La plupart d'entre eux vivent des annonces qu'ils diffusent. Non seulement ont-ils le plus souvent renoncé à critiquer les produits et services qu'ils contribuent à répandre, mais ils sont devenus insensibles au «viol des foules» que constitue une publicité de plus en plus outrancière.
La plupart des journalistes, il est vrai, en sont venus à répudier la cigarette ou les pesticides. Mais les médias sont encore loin de mettre le public en garde contre de faux produits de santé qu'ils annoncent à profusion. Pire, aux États-Unis, des fabricants de pilules incitent à la consommation, mais la presse a renoncé à l'éthique réservant les ordonnances à la médecine.
L'industrie du prêt vise, du moins en principe, à répondre à la demande du client qui a besoin d'argent. Elle ne vise pas à l'endetter, encore moins à l'écraser sous des prêts qu'il sera incapable d'honorer. Les sociétés prêteuses ont certes le droit de faire la publicité de leurs services, et de rechercher le plus de clients possible. Mais il y a un monde de différence entre le service du client et son exploitation éhontée.
Or, apprend-on, plusieurs maisons de crédit ont offert de l'argent à des gens qui ne comprenaient pas les conséquences du prêt. Elles l'ont fait à des conditions onéreuses tout à fait impossibles à respecter. Des courtiers ont été sommés de ne pas vérifier la solvabilité des clients. Et ces contrats mensongers et léonins ont été «promus» par des techniques de marketing de masse.
Des millions d'Américains ont été ainsi pris au piège. Et ils n'allaient pas être les seules victimes d'une arnaque dont la mafia elle-même eût été fière. Des banques ont prêté les milliards nécessaires à ces financements, et les contrats de prêts «appuyés» sur du vent ont été recyclés sur le marché sous des appellations indéchiffrables.
Que les journalistes spécialisés de la presse d'affaires aient passé outre à la mutation de l'éthique dans une industrie passée aux vampires, ou à la banqueroute inévitable du système pyramidal à laquelle ces «innovations» allaient mener, cela n'est pas impossible. En tout cas, trop de gens dans la finance étaient en conflit d'intérêts pour qu'ils éveillent chroniqueurs et patrons de presse au pandémonium qui s'en venait. Mais il faut chercher ailleurs les raisons de l'aveuglement des médias.
On se plaît à louer le professionnalisme et l'indépendance du New York Times, du Washington Post et d'autres titres qui illustrent la presse américaine. Ces journaux ont parfois tiré l'alarme, mais ils n'ont pas autant d'influence qu'on le dit, surtout depuis que les médias de masse, notamment la télévision, ont imposé une information de divertissement et de faits divers. Sauf à de rares émissions, les arnaques financières n'ont pas la cote.
Les vraies affaires
Voici dix ans, l'Université Columbia publiait un ouvrage de D. J. Krajicek, Scooped!, montrant comment les médias des États-Unis avaient raté les vraies affaires de crime en pourchassant plutôt des histoires de couchette, d'entourloupette et de vedette. Depuis, certes, ils n'ont pu rater les arrestations de chefs d'entreprises fermées pour fraude. Mais ils n'auront pas su découvrir que toute une industrie était devenue criminelle.
Il y a eu de vraies enquêtes journalistiques, mais l'ensemble des médias allait fermer les yeux sur ces découvertes. Pourquoi? Pour ne pas encourager ces concurrents trop compétents? Peut-être. En tout cas, le journalisme d'intérêt public fut ainsi isolé et marginalisé, alors qu'il aurait pu, repris par les médias de grande écoute, secouer les pouvoirs publics et faire juguler l'hémorragie avant qu'elle ne vide le corps social.
À leur décharge, des médias invoqueront le risque financier qu'ils courent quand ils s'en prennent aux agissements de puissantes institutions. Les petites publications ne sont pas les seules, en effet, à subir l'intimidation judiciaire. Mais les grands journaux et les réseaux, devenus eux-mêmes des puissances financières, ne sauraient, pour une telle raison, fuir cette responsabilité.
La situation est-elle plus rassurante ici?
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Les médias et la crise
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