Un jour, je me suis retrouvé à Berlin sur les quais de la Spree. Dans des locaux industriels réaménagés qui auraient pu se trouver dans n’importe quel pays du monde, j’allais interviewer la dirigeante d’une organisation non gouvernementale qui s’occupait d’un certain nombre de demandeurs d’asile parmi le million que la chancelière Angela Merkel avait accueillis en 2015. Quelle ne fut pas ma surprise de ne pas me retrouver devant un sympathique Bavarois ou une fière Rhénane, mais devant une jeune cadre madrilène qui venait de débarquer après avoir vadrouillé dans plusieurs pays européens.
Je m’attendais à ce qu’on m’explique comment l’Allemagne, avec ses traditions, l’histoire de sa réunification, ses partis politiques et sa mentalité propre, avait accueilli ces nouveaux arrivants, quels problèmes particuliers cela posait et quelles solutions originales on avait déployées. Malheureusement, c’est tout juste si mon interlocutrice savait que, hors de ses locaux, on parlait allemand. J’ai donc eu droit à un discours formaté que j’aurais pu entendre à Paris, à Montréal ou à Melbourne. Les mêmes arguments, le même optimisme béat sur les vertus de la mondialisation et d’un monde sans frontières. Tout cela dans le même globish mondialisé qu’on entend partout. C’était à désespérer de s’être tapé 1000 kilomètres pour entendre ça !
Il n’y a pas que dans les grandes ONG mondialisées que l’on entend ce genre de propos stéréotypés. De plus en plus de gouvernements tiennent exactement les mêmes discours et proposent les mêmes solutions, qu’ils soient en Asie du Sud-Est ou au nord de l’Europe. Pas étonnant, puisqu’ils ont souvent les mêmes conseillers.
N’est-ce pas ce que nous révèlent les nombreuses « affaires » McKinsey qui éclatent aux quatre coins du globe ? On apprenait cette semaine que l’ancienne ambassadrice du Canada à Paris Isabelle Hudon, aujourd’hui à la tête de la Banque de développement du Canada, avait commandé une vaste étude stratégique au cabinet McKinsey. Tout cela pour la bagatelle de 4,9 millions de dollars.
L’affaire serait passée inaperçue si l’on n’avait pas découvert grâce à Radio-Canada que la multinationale, au chiffre d’affaires de plus de 15 milliards $US, avait multiplié par 30 le montant de ses contrats avec le gouvernement canadien depuis l’élection de Justin Trudeau. C’est notamment un groupe de conseillers économiques dirigé par Dominic Barton, alors grand patron mondial de McKinsey, qui avait proposé en 2016 de porter à 450 000 le nombre d’immigrants admis chaque année. Une recommandation reprise à peu de chose près par le premier ministre, peu importe qu’elle accélère le recul du français et le déclin démographique des Québécois. On aura compris qu’une multinationale active dans plus de 60 pays n’a que faire des sensibleries linguistiques d’une lointaine province canadienne.
En France, celle qu’on surnomme « La Firme » a aussi envahi les antichambres de l’administration publique. À commencer par l’Élysée, puisque le président de McKinsey France, Éric Labaye, fut un proche d’Emmanuel Macron à l’époque de la commission Attali. Cette commission, qui voulait « libérer la croissance » (2008), fut la rampe de lancement de la carrière politique du futur président. Plusieurs de ses propositions se retrouvèrent d’ailleurs dans son programme.
Chantre de la « start-up nation », Macron a joui du soutien d’anciens de McKinsey lors de sa première campagne. Les recours à ces cabinets-conseils ont d’ailleurs doublé depuis son élection, l’État y consacrant un bon milliard d’euros par année.
Comment expliquer qu’à une époque dite de « diversité », les États fassent de plus en plus appel aux mêmes consultants partout dans le monde, qui auront inévitablement tendance à répliquer les mêmes recettes que ce soit pour la distribution du courrier, l’usage du numérique à l’école, les régimes de retraite ou les politiques d’immigration ? Ces cabinets font penser à cette architecture mondialisée qui impose les mêmes cubes de béton et les mêmes rideaux de verre de Rio à Mumbai en passant par Toronto.
Les enquêtes tendent à montrer qu’à ce niveau de pouvoir, ces cabinets outrepassent facilement leur rôle de consultants. Selon Radio-Canada, au Québec, pendant la COVID, les représentants de McKinsey ont « piloté des comités », « organisé des rencontres stratégiques » et « distribué des rôles sur des groupes de travail ». Ce n’est pas être complotiste que de constater que, derrière les propositions de McKinsey un peu partout dans le monde, on retrouve la même idéologie mondialiste et technocratique. Bref, l’autre nom de la pensée unique.
C’est le chercheur américain Joel Kotkin qui écrivait que, « au fur et à mesure que la classe managériale gagne en puissance, elle devient autoréférentielle. Ses membres ne sont pas responsables devant les citoyens, mais uniquement devant les autres managers et ceux qui sont considérés comme faisant partie d’un groupe de pairs qualifiés » (The Coming of Neo-Feudalism).
Le recours généralisé aux services de McKinsey n’est que le symptôme d’une maladie beaucoup plus grave qui ronge nos sociétés et qui voit le surgissement d’une nouvelle oligarchie mondialisée dominante à la fois dans les appareils d’État, les universités et les médias. Une élite qui considère de plus en plus l’État comme sa chose et non plus comme l’instrument de ce qu’on appelait hier encore la souveraineté du peuple.