Conte de Noël pour tous

Le testament sentimental de Pépère Gagnon-Gagné

Billet de Caroline

Pépère Gagnon-Gagné, qui n’avait ouvert la bouche depuis le référendum de 95 que pour bâiller et se sustenter, prit toute la famille de court quand il desserra les lèvres pour annoncer que les Fêtes devaient, cette année, marquer un retour aux traditions québécoises : « Fini, les réveillons de sushis et de couscous! Ça va se passer comme dans le bon vieux temps ».

Pépère dévoila son plan qui était d’immortaliser Noël sur pellicule afin de transmettre aux générations futures « les valeurs québécoises qui partent en fumée. » Sur ce, Pépère alluma sa pipe et, après une interminable quinte de toux, ajouta, sans trémolos, que ce Noël serait son dernier. Après douze années de mutisme, personne n’osa contester. Certains même s’émurent de ce qu’ils percevaient comme le testament sentimental d’un militant décadent. Honoré se désigna cinéaste et Jeanne-Mance photographe. Une équipe de cuisiniers et de cuisinières fut constituée, un menu élaboré : dinde, pommes terre en purée, petits pois, gelée de canneberge, tourtière du Lac-Saint-Jean, ragoût de pattes de cochon, bûche, tarte à la crème.

Au point du jour, le 24 décembre, Honoré entreprit de filmer les Gagnon-Gagné les mains à la pâte. Pépère Gagnon-Gagné qui, de son œil valide surveillait de près les opérations, dans le but d’instruire ses descendants, commentait, hors champ, les secrets de la farce et de la confection des boulettes de viande ».

Les jeunes Gagnon-Gagné, lesquels ne voyaient dans l’idée de Pépère qu’une lubie de vieux débris, avaient d’abord maugréé, mais à cet âge-là on n’a pas l’enthousiasme facile, pour finir par se prendre au jeu, sans doute stimulés par la présence d’une caméra et d’un appareil-photo. Pépère tenait la preuve que les jeunes flans mous demeuraient oisifs dans la mesure où l’on ne leur demandait rien, ce que l’on avait, de nos jours, beaucoup tendance à faire. Pépère, qui avait travaillé toute sa vie, et qui en était fier, imputait à la vie trop facile, qui compliquait tout, l’inertie crasse de ses héritiers. Même Ange-Lune, affaiblie par une récente interruption de grossesse, avait trouvé la force de caser l’âne, le bœuf, la paille, le petit Jésus, sa mère, son père adoptif et les trois rois mages dans la petite étable que Pépère appelait la crèche et qui prenait place au pied de l’arbre.

La préparation de la fête allait rondement. Les invités affluaient. Pépère avait tenu à voir toute la famille réunie avant son enterrement. L’heure était aux retrouvailles et aux réjouissances.

Contemplant le sapin endimanché, Pépère souriait béatement. Un filet de salive suivait la ligne d’une ride jusqu’au menton mais peut-être était-ce une larme que Mémère, à l’aide d’un mouchoir de poche sorti de sa manche, venait essuyer. Tout à coup, Pépère cessa de sourire et abattit le poing sur son front, ce qui fit sursauter sa pipe : « La messe de minuit caltore! » Marie-Mouche le regarda ahurie : « La messe? » mot qui se répercuta, à la vitesse de l’éclair, à travers toute la maison.

Comme les manteaux étaient empilés les uns par-dessus les autres, chacun s’habilla à la va comme je te pousse. Simon-Pierre-Jean qui se retrouva avec un habit de neige rose fluo dit qu’il préférait mourir plutôt que de se travestir en fille. Ange-Lune consentit à lui céder sa tenue de camouflage avant qu’il suffoque d’indignation. Puis, la joyeuse bande se mit en branle.

Pépère avait tenu à mettre des raquettes. Il avançait en chaloupant d’une raquette de tennis à l’autre, puisque personne ne possédait plus guère de ces authentiques raquettes de coureur des bois qui permettaient de flotter sur la neige.

Arrivés devant l’église, les Gagnon-Gagné ne purent que constater qu’elle s’était convertie en copropriétés. « C’est notre patrimoine qui fout le camp! » beugla Pépère qui en cracha sa pipe laquelle alla se figer dans le sourire édenté d’un bonhomme de neige.

Les Gagnon-Gagné se remirent en route sous la neige qui s’était mise à tomber, en chantant des cantiques pour se maintenir dans l’ambiance. Honoré filmait. Jeanne-Mance photographiait. Mémère trottinait derrière Pépère qui haletait pour se donner le sentiment de courir sur ses raquettes. Marie-Lune était visible à des kilomètres à la ronde tandis que Simon-Pierre-Jean demeurait introuvable.

Lorsqu’enfin les Gagnon-Gagné s’engagèrent sur le parvis d’une église illuminée, les clochent se mirent à carillonner. Les portes s’ouvrirent et les fidèles, béats ou recueillis, en sortirent. « Bordel d’arnaque, chuinta Pépère entre ses dents refermées sur sa pipe. La messe de minuit, c’ta dix heures astheur. Ça se peux-tu que quelqu’un ait envie de se coucher de bonne heure à soir ? »

Pour se réchauffer, certains se lancèrent dans l’exécution de gigues en se tapant les cuisses de leurs mitaines. Honoré filmait la scène du haut du lampadaire où il s’était hissé. Les vitraux coloriaient la neige. Les cloches continuaient à sonner, les Gagnon-Gagné à chanter. Pépère faisait valser Mémère sur ses raquettes. C’était beau comme un moment de bonheur.

De retour à la maison, les Gagnon-Gagné s’installèrent à table. Pépère proposa d’éteindre les lumières et d’allumer des chandelles, comme jadis. Mémère craignant le feu autant que les fédéralistes se montrait réticente. « On va passer au vote » décréta Pépère pour qui la démocratie était sacrée. Mais une panne d’électricité entraîna l’annulation du vote. Mémère se résigna à sortir ses chandeliers de mariage en récitant un Je vous salue Marie pour éloigner les mauvais esprits. Le courant, à la déception de Pépère et des petits, fut tout de suite rétabli mais les chandelles obtinrent, sur les ampoules électriques, une majorité de voix.

Alors qu’ils venaient de plonger leur fourchette dans leur assiette afin d’y cueillir un petit pois, une canneberge, une aile de dinde, Pamela-Jane-Lee, qui venait de divorcer de son deuxième mari, fit son apparition au bras de son ami Salomon, suivi de William-John, éternelle célibataire, et de sa copine Fatima. Un silence embarrassé salua ce que Pépère qualifia pour lui-même d’intrusion. Certains s’étaient remis à manger, d’autres hésitaient. Des chaises supplémentaires furent apportées. Salomon et Fatima retrouvèrent assis côte à côte, rapprochés, sembla-t-il, par un égal dégoût du porc. Fatima opinait du voile et Salomon de la kippa. Pépère lâcha un long soupir qui ressemblait à un râle d’agonisant.

Après le repas, qui s’était déroulé sans trop d’anicroches, la famille et leurs invités passèrent au salon pour la traditionnelle et éprouvante distribution de cadeaux made in China que le ventripotent Bébère le jongleur, déguisé en Père-Noël, expédia en deux temps trois mouvements.

Soudain, alors que tout le monde feignait d’éprouver la joie d’avoir été comblés, Gloria-Grace Gagnon-Gagné, accompagnée de son fiancé Jimmy-James, pénétra dans la pièce. « Hi everybody. Sorry if we’re late… we… »

Interprété pareil à un signal, de Mémère jusqu’à Audrey-Ann-Jasmine sept ans, tous se mirent à s’exprimer en anglais, tandis que le visage de Pépère virait du rouge au blanc comme si un drapeau canadien s’y était, l’espace d’un instant, imprimé.

Dans un éclair d’extrême lucidité, Pépère se mit à voir les choses telles qu’elles étaient : les membres de sa famille parlant anglais, les jeunes, les écouteurs vissés aux oreilles, manipulant avec fébrilité leur téléphone, la peau tatouée et percée d’aiguilles ; leurs parents affalés dans le papier d’emballage et les rubans, ivres morts ; les tout-petits se chamaillant devant la console-vidéo ; la cigarette de Bébère consumant sa barbe de faux Père-Noël. Puis, tout son passé défila comme la bande annonce d’un film ; son enfance heureuse vécue au gré des saisons, ses fiançailles avec Mémère, la noce, la naissance des enfants, l’élection du Parti québécois, LG2, Maurice Richard, les grèves des travailleurs, les manifestations pour le droit au français, le Vive le Québec libre du général, le À la prochaine fois de Lévesque. Sa vue se brouilla. D’autres images se succédèrent à un rythme affolant : les We love you du love-in, Jean Chrétien, Paul Martin, Sheila Copps, Alfonso Gagliano, les enseignes en anglais, en arabe, en cantonais, en hindi, les voiles, les turbans, les kirpans, les vitres givrées, les may I help you des commerçants, les entreprises québécoises fermant les unes après les autres leurs portes, les jeunes qui se suicidaient, les vieux croupissant dans des résidences, Stephen Harper, Jean Charest, le PQ qui se disloquait. L’avenir du Québec, prophétisa Pépère, sera canadien. « Tout ça pour ça » fut le regret qu’il émit en rendant son dernier souffle. Il fallu attendre que les effets des alcools et des drogues s’estompent pour se rendre compte du décès. Pépère, convinrent les Gagnon-Gagné, reposait en paix.

Quand Honoré visionna les séquences qu’il avait tournées, il constata que le son manquait. Il mit des airs de Noël à la mode et en fit des copies qu’il offrit, tel que stipulé dans le testament de Pépère, à tous les membres de la famille : Christmas 2007 at the Gagnon-Gagné.


THE END


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Caroline Moreno476 articles

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Château de banlieue

Mieux vaut en rire que d'en pleurer !


Chapitre 1
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