Voici comment je terminais mon texte précédent, jeudi, en réaction à l’annonce de Jean-Martin Aussant de réintégrer le Parti québécois :
« Si le retour d’Aussant est une bonne nouvelle, il faut surtout éviter de voir en lui un sauveur. L’indépendantisme ne devrait jamais être personnalisé de la sorte, ne reposant pas sur les épaules d’un seul individu. Pourtant, le syndrome du sauveur a la vie dure. Plusieurs raisons historiques l’expliquent. J’en parlerai sur ce blogue samedi. »
N’étant pas en politique, je peux me permettre de tenir mes promesses. Débutons par une petite mise en contexte.
Depuis le référendum de 1995, le Parti québécois connaît des temps troubles. En 1998, il a pris le pouvoir, mais avec moins de votes que le Parti libéral ; en 2003, il a perdu les élections ; en 2007, il a même perdu le statut d’opposition officielle ; en 2008, il a encore perdu ; en 2012, il a remporté un gouvernement minoritaire avec seulement quatre sièges de plus –et avec à peine 1 point de plus- que le gouvernement sortant, lequel « traînait » trois mandats d’insatisfaction et de scandales, et en contexte de crise sociale inusitée ; en 2014, il a perdu le pouvoir et a même failli échapper le statut d’opposition officielle. Depuis vingt ans, le PQ n’a donc remporté que deux élections sur six, et ce furent des demi-victoires au goût amer.
Et c’est sans compter le rabaissement constant du plancher électoral du PQ à la suite de ce même référendum, n’ayant pu dépasser 40 pour cent. Lors de l’élection de 2014, un nouveau plancher a été atteint, avec 25 pour cent des votes, ce que le PQ n’avait jamais eu depuis 1973. Un an plus tard, le Bloc québécois se contentait de 19 pour cent, un résultat semblable à celui auquel le PQ est cantonné depuis plusieurs mois dans les sondages.
D’élection en élection, les souverainistes se rabattent sur un nouveau sauveur, c’est-à-dire celui que les sondages du moment semblent favoriser pour ramener le PQ au pouvoir. Une fois en poste, les promesses de remise en question et de débat profond sur les causes de l’échec sont rapidement mises de côté. La lune de miel pour le nouveau chef passe, et le PQ retombe. Quand le nouveau sauveur échoue lors de l’élection, les adversaires de l’indépendance clament unanimement que c’est la fin du projet. Du côté des souverainistes, on le congédie en fonction des stéréotypes du moment : trop vieux, trop jeune, trop à gauche, trop à droite, trop identitaire, pas assez identitaire, etc. Tant pis, le/la prochain(e) sera le/la bon(ne).
Le phénomène du sauveur repose peut-être avant tout sur la plus grande erreur politique qui soit, écouter les sondages du moment, des portraits de l’humeur du moment, laquelle est par définition en constante évolution. Le fait que le problème du souverainisme soit -à mon avis- structurel n’enlève rien au fait que le PQ pourrait bien se retrouver au pouvoir. La politique est imprévisible par nature. Le Parti libéral du Canada a aussi connu un long chemin de croix : en 2004, le PLC de Paul Martin perdait sa majorité absolue au parlement canadien ; en 2006, le pouvoir lui échappait ; en 2008, sous Stéphane Dion, il perdait encore plus de sièges ; en 2011, il se retrouvait tiers parti à la Chambre des communes sous Michael Ignatieff, qui perdait même son siège de député. À la veille de l’élection, sous la gouverne de Justin Trudeau, il était un lointain troisième, déconsidéré dans la lutte entre le Parti conservateur et le NPD. On anticipait même la disparition de ce « vieux parti » qui n’avait plus grand-chose de neuf à offrir. On connaît la suite : le NPD s’est effondré et par la force des choses, dans la dernière semaine de campagne, les électeurs se sont jetés par défaut sur le PLC afin de vaincre le PCC de Stephen Harper. Quand on dit que tout peut arriver, c’est que tout peut arriver. Cependant, une éventuelle victoire électorale liée aux circonstances du moment n’enlève rien aux tendances lourdes. Il ne suffira pas de simplement blâmer le chef, le remplacer et en mettre un autre. Quoi qu’il en soit, cette recherche du sauveur a des racines historiques importantes. J’y vois trois causes principales.
La première est celle de l’héritage judéo-chrétien du Québec. Avant la décennie 1960, les Québécois se rassemblaient sur une base hebdomadaire à l’église. À Noël, on y chante ces paroles évocatrices : « Minuit ! Chrétiens, c'est l'heure solennelle, Où l'homme Dieu descendit jusqu'à nous, Pour effacer la tache originelle, Et de son père arrêter le courroux: Le monde entier tressaille d'espérance, A cette nuit qui lui donne un sauveur. Peuple à genoux, attends ta délivrance [...] Voici le Rédempteur ! [...] Voici le Rédempteur ! ». En son temps, Lionel Groulx invitait les Canadiens français à prier pour que Dieu nous envoie des chefs.
La seconde est celle du souvenir des belles années du PQ. La nostalgie des grands orateurs charismatiques, des René Lévesque, Pierre Bourgault et Lucien Bouchard, est bien présente chez les souverainistes. Ce rapport émotif face à cette époque lyrique est parfaitement justifié en ces temps mornes sur le plan politique. À ce titre, le documentaire Point de rupture de Radio-Canadaen 2005 a contribué à jeter un soupçon de messianisme sur la mémoire québécoise, en faisant de Lucien Bouchard le grand magicien de l’opinion publique en 1995, comme si les Québécois étaient tous des fanatiques qui n’avaient besoin que d’un guide. L’effet Bouchard a été important, mais le surinterpréter nous mène à négliger tout le reste. En réalité, la remontée du Oui a débuté deux semaines plus tôt, et était causée par plusieurs facteurs, à savoir l’entrée dans la campagne référendaire de la coalition syndicale qui a changé radicalement l’ampleur de la mobilisation, et la déclaration arrogante de Claude Garcia qui parlait non pas de vaincre les souverainistes le 30 octobre, mais de les écraser. L'inclusion dans la coalition souverainiste un jeune parti, l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont, a aussi élargi le spectre. Et il ne faut surtout pas oublier les éléments n’étant pas liés à la conjoncture électorale, comme l’action stratégique étroitement planifiée de Parizeau tant au niveau intérieur qu’international. Non, le résultat de 1995 n’était pas l’affaire d’un seul homme. On nous dit souvent que « sans Bouchard et avec seulement Parizeau, le Oui aurait eu un maigre 45 pour cent ». La chose est difficilement vérifiable, mais supposons un instant que ce soit vrai. Imaginez-vous ce qu’aurait été un référendum sans Parizeau et avec seulement Bouchard ?
La troisième est celle du référendisme. Depuis 1974, le Parti québécois résume l’indépendance à la seule tenue du référendum. Cela a considérablement recadré les paramètres du débat national, transformant l’indépendance en une seule querelle entre des Oui et des Non. C’est une voie piégée sur tous les plans. J’en ai parlé dans mon livre Le Souverainisme de province et je ne reviendrai pas ici sur l’ensemble de mes thèses, mais uniquement sur le lien pouvant être fait avec le syndrome du sauveur.
L’indépendance, comme synonyme de la consultation référendaire, est alors devenue une affaire de momentum, d’humeur populaire et de calendrier. Quelle sera la bonne date à encadrer pour obtenir le 50 pour cent plus 1 qui garantirait magiquement l’avènement du pays du Québec ? Cette question obsède les souverainistes depuis 40 ans. Elle a condamné le PQ à une polarisation artificielle entre les pressés et les pas pressés.
Par conséquent, il va de soi que si l’indépendance se tranche en une journée (à choisir soigneusement), il ne faut surtout pas rater notre coup au niveau des communications. Pour arriver au Grand Soir, il faut un Grand Homme ou une Grande Dame, dont le charisme, les talents oratoires, la belle gueule et les punch lines en entrevue permettront d’assembler assez de Oui pour que nous puissions tous festoyer lors de la fatidique soirée.
Malgré les perspectives séduisantes d’une telle perspective, l’indépendance n’est pas un événement, mais une pratique. Elle ne saurait se résumer à une consultation dont le Canada ne reconnaîtra vraisemblablement même pas le verdict. Pour y arriver, il faut impérativement avoir d’excellents joueurs et des chefs hors du commun, mais il n’y aura pas de sauveurs, que des êtres humains.
Un pays se construit par des actes, par des politiques effectives qui bâtissent l’indépendance dans le réel et non dans la rhétorique. Si la communication a une importance centrale en politique, les gens n’accepteront pas de faire un pays juste à cause des beaux yeux de l’équipe qui la propose. La souveraineté n’est pas un concours d’art oratoire.
Avant le virage référendiste, les programmes péquistes proposaient un gouvernement posant les gestes bâtissant dans les faits l’État indépendant. En 2004, constatant l’impasse du référendisme, Jacques Parizeau s’était d’ailleurs rallié à l’idée d’un « changement de stratégie au PQ » qui fasse de l’élection le moment enclenchant le processus de construction de l’État indépendant. Telle était aussi la plate-forme de Pierre Karl Péladeau alors que ce dernier briguait la direction du PQ et qu’il souhaitait obtenir un mandat pour « réaliser concrètement l’indépendance ». Ça n’exclut aucunement la tenue d’un référendum (par exemple sur la constitution du Québec indépendant) au cours du processus, mais ce référendum doit cesser d’être le processus. Exercer le pouvoir sans le lier, d’aucune manière, à l’indépendance est une erreur fatale pour les souverainistes. Il mène les souverainistes au pouvoir à embrasser –en attendant le Grand Soir- la gouvernance provinciale, « démontrant » la viabilité de la province de Québec et l’« inutilité » de son indépendance en cas de « bon bilan » aux commandes de l’État. À l’inverse, en cas de mauvais résultats, personne ne voudra faire un pays avec des gens qui ne sont même pas en mesure de s’occuper d’une simple province. Par cette séparation de l'exercice du pouvoir et de la souveraineté en deux éléments bien distincts, il est aussi devenu très facile pour Philippe Couillard d'opposer le référendum, présenté comme une lubie péquiste et comme une simple querelle de drapeaux, aux « vraies affaires » touchant concrètement la vie des gens. En administrant eux-mêmes le gouvernement du Québec sans remettre en question les limites provinciales, les souverainistes ont eux-mêmes accrédité cette distinction entre « vraies affaires » et indépendance, laquelle paraît pouvoir être aisément remise à (peut-être) plus tard.
Tels sont les résultats de la cage à homards du référendisme. La quête du sauveur n’est qu’une utopie compensatoire, une manière de se donner congé de faire les remises en question qui s’imposent. Elle confine le souverainisme dans une logique de marketing politique. Il faudra impérativement sortir la souveraineté du domaine de l’événementiel pour l’inscrire dans celui de l’État. L’indépendantisme doit changer radicalement de culture politique.