L'erreur est généralisée et nous prive du plus fascinant aspect de l’histoire du drapeau québécois. Elle consiste à faire du fleurdelisé le résultat d’une évolution interrompue, de la Nouvelle-France au drapeau actuel. Nous avons tous en tête cette série de drapeaux se succédant à coup de modifications mineures jusqu’à la forme finale adoptée en 1948. La vérité est en fait beaucoup plus tragique, car le fleurdelisé a bien failli ne jamais voir le jour tant le Québec avait entre-temps rompu avec ses racines françaises.
Après la conquête de 1760, le Québec a progressivement été dépouillé de ses symboles distinctifs : le castor, la feuille d’érable et jusqu’à son nom de « Canadien », tous confisqués par le Canada anglais. Ne semblaient plus rester que de vagues légendes et coutumes devant tout autant aux Autochtones et Irlandais qu’aux Français. Durham peut alors écrire en 1839 que ce peuple n’a ni histoire ni littérature.
Qui plus est, le seul drapeau désormais hissé au Québec est celui du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, l’Union Jack ; celui qui nous représente à l’international, lors des deux guerres mondiales, aux Jeux olympiques et jusqu’au coeur des années 1960.
Un siècle après la conquête, les francophones n’avaient donc ni de nom, ni de symboles distinctifs, ni même de drapeau. Les patriotes tentent bien d’en populariser un arborant trois bandes horizontales (verte, blanche et rouge), ainsi que divers autres symboles républicains, mais ils sont écrasés en 1837-1838. Lors des défilés Saint-Jean-Baptiste du 24 juin, on se rabat donc sur le petit Saint-Jean-Baptiste accompagné d’un mouton et, en guise de drapeau, sur le tricolore bleu, blanc, rouge, dérisoire rappel de nos racines françaises.
Rois de France
Il y avait pourtant un autre symbole de nos racines françaises et de l’héroïque Nouvelle-France, la fleur de lys : glorieux emblème dont l’origine remonte à l’Antiquité, marque des rois de France, que Jacques Cartier et Champlain plantent ici dès leur arrivée, puis hissé devant le château du gouverneur, brandi au coeur des batailles et chaque fois que la France revendiquait une parcelle de terre en Amérique.
Or jamais le Canada anglais n’a voulu de la fleur de lys, car elle désigne spécifiquement la France : l’ennemi héréditaire contre qui l’Angleterre est en guerre durant pratiquement quatre siècles. Dès après la conquête, ce symbole est donc combattu, frappé d’interdit et sciemment retiré de tous les lieux publics de l’ex-Nouvelle-France. Si bien qu’il sort promptement de nos mémoires, en particulier à compter de la Révolution française de 1789 quand la France elle-même entreprend d’abattre ses propres symboles monarchiques.
Au milieu du XIXe siècle, la fleur de lys et les autres emblèmes français avaient résolument disparu du paysage québécois, ne semblant pas devoir laisser plus de traces que la neige au mois de mai…
Le miracle de Carillon
À l’automne 1847, Louis de Gonzague Baillairgé, avocat distingué de Québec, est contacté par un mystérieux prêtre l’avisant être en possession d’une pièce inestimable. L’homme est en fait le frère Louis Martinet, dit Bonami, le dernier survivant de l’ordre des Récollets au Québec qui, avant de mourir, souhaitait raconter à Baillairgé l’histoire du drapeau de Carillon…
Le 8 juillet 1758 s’était déroulée la plus célèbre victoire française sur les Anglais à fort Carillon, aujourd’hui au nord de l’État de New York. Les troupes du général Montcalm y avaient défait les troupes anglaises malgré le fait que Montcalm n’ait à opposer que 3500 miliciens canadiens, soldats français et alliés autochtones aux 16 000 soldats du général Abercromby. Le prodigieux exploit de Carillon n’allait pas empêcher la défaite de Québec l’année suivante ni la conquête anglaise, mais demeure le plus haut fait d’armes remporté par la France en Amérique.
Présent à la bataille, le Supérieur des Récollets avait alors rapporté à Québec l’étendard qu’avaient brandi les troupes françaises, représentant quatre fleurs de lys pointant vers un centre marqué des armes du roi de France. La précieuse relique fut ensuite conservée, malgré la conquête anglaise, malgré aussi un incendie qui dévaste l’église de l’ordre où l’étendard était conservé jusqu’en 1796. Pieusement remisée dans un coffre, la relique s’était ainsi retrouvée en possession du dernier survivant de l’ordre qui souhaitait maintenant, par le biais de Baillairgé, la rendre au peuple québécois comme le témoignage d’une de ses plus glorieuses pages d’histoire.
Dès le 24 juin 1848, Baillairgé souhaite faire connaître sa découverte et prête le fameux étendard qui « aurait vu le feu à Carillon » pour qu’il soit présenté à la foule lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste de Québec. Le drapeau frappe immédiatement l’imaginaire du peuple qui lui voue aussitôt un culte. En 1858, Octave Crémazie allait lui consacrer son plus célèbre poème, Le drapeau de Carillon, qui allait devenir une chanson populaire. La renommée de la relique était dès lors assurée. Avec l’étendard de Carillon, ce sont toutes nos origines françaises qui refont surface : la croix de Gaspé, les armoiries de Québec, les enseignes régimentaires de la Nouvelle-France. Peu à peu on allait en tirer les composantes de ce qui allait devenir notre drapeau national.
21 janvier 1948
L’original du drapeau de Carillon est à la fois célébré, mais caché. Chaque année jusqu’à sa mort, en 1886, Baillargé refuse de le présenter en public, répondant que : « Le drapeau n’est pas en état d’être déployé, si ce n’est qu’avec des précautions […]. C’est une relique vraiment nationale qu’il faut absolument conserver au prix des plus grands sacrifices. » Il sera déployé une dernière fois en juillet 1958 pour le bicentenaire de la bataille au site de Carillon (fort Ticonderoga, N-Y) et il est depuis conservé en toute discrétion au Musée de l’Amérique française à Québec.
Le drapeau de Carillon avait cependant fait son oeuvre et vont dès lors se succéder les variantes des quatre fleurs de lys en coin. En 1902, le curé de Saint-Jude, Elphège Filiatrault en propose une version assortie d’une croix blanche et d’un coeur de Jésus à la place des armoiries. Le Carillon Sacré-Coeur était né et s’impose peu à peu lors des défilés de la Saint-Jean-Baptiste.
Partout cependant, l’Union Jack continuait à trôner. En 1947, la Fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste (aujourd’hui le MNQ) réclame donc que le Québec se dote d’un drapeau véritablement national et dont nous soyons fiers. La pression devient alors forte sur le premier ministre Maurice Duplessis qui prend l’initiative de faire enlever l’Union Jack du Parlement et de hisser à la place le fleurdelisé, le 21 janvier 1948, un siècle presque jour pour jour après qu’on eut tiré de l’oubli le glorieux drapeau de Carillon.
Partout au Québec, ce geste fut salué comme une grande source de fierté nationale. Au Canada anglais en revanche, c’est la consternation. Jamais une autre province ni même le Canada n’avaient songé à remplacer le drapeau anglais comme emblème du pays. Le geste du Québec est donc sans précédent. Progressivement, les autres provinces allaient se doter elles aussi d’un drapeau distinctif, la plupart dérivés de l’Union Jack anglais. Le Canada lui-même n’aura de drapeau qu’en 1965, 17 ans après le Québec, et un siècle après que le Canada sera, en principe, devenu un pays.
LE JOUR DU DRAPEAU
Le miracle de Carillon
La fierté a son drapeau
Gilles Laporte34 articles
professeur d’histoire au cégep du Vieux Montréal.
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