«Mais la citoyenneté a-t-elle jamais été pure?»
Alain Finkielkraut, L'Ingratitude
Disons-le encore une fois: à l'identité nationale des Québécois, on a substitué les «valeurs québécoises», censées donner un nouveau contenu à l'appartenance au Québec. On parlera donc de l'apparition d'un souverainisme multiculturel et progressiste, d'un souverainisme qui ne mobilise plus l'imaginaire national des Québécois pour avancer politiquement mais qui espère plutôt les séduire et les convaincre avec la promesse d'une nouvelle société, faite pour plaire à ceux qui croient qu'un autre monde est possible et que le moment fondateur d'un nouveau pays est une occasion privilégiée pour reconstruire radicalement les paramètres par lesquels une société parvient à s'instituer. Quoi qu'il en soit, il faut aplatir la dimension historique du projet souverainiste et lui trouver de nouvelles raisons fortes, au présent comme au futur, sans faire de l'indépendance l'aboutissement d'un parcours historique particulier, sans non plus s'accrocher à la mythologie nationaliste qu'entretiennent les acteurs sociaux un peu malgré eux en refusant quelquefois de s'extraire d'une appartenance frileuse.
Il aura donc suffi de peu: décréter québécoises des valeurs qui ne l'étaient pas pour emplir en un tournemain conceptuel la citoyenneté inclusive, à laquelle plusieurs reprochaient son manque de densité, d'un ethos communautaire susceptible d'alimenter le vivre-ensemble. Cela, sans entrer dans une polémique à propos de l'ingénierie identitaire, qui n'est pourtant pas une science aisée. Car l'identité, doit-on le rappeler, bien avant d'être décrétée, est héritée, elle n'est pas une pâte malléable au gré des inspirations politiques. Autrement dit, la nation ne saurait être une simple construction juridique, non plus qu'un bricolage vite fait d'allégeances disparates ou un rassemblement hétéroclite de valeurs trop universelles pour vraiment marquer la particularité d'un peuple.
De la nation à la démocratie
Pour tous, c'était une évidence. Pour bien des intellectuels souverainistes, ce fut une découverte. Les valeurs, même décrétées québécoises, ne suffisent pas, la citoyenneté sociale non plus. La nation doit s'épaissir d'une culture, d'une mémoire, de traditions -- pour le dire avec Fernand Dumont, de raisons communes. Elle doit se doter d'institutions politiques fortes et robustes qu'elle teintera de son identité propre, qu'elle personnalisera en les transformant en instruments par lesquels elle se forgera un destin. C'est d'abord par son histoire qu'un peuple existe en tant que peuple. Il y trouve la matière vivante de son identité et se rassemble autrement que sous la forme d'une masse disparate aux comportements anarchiques.
Une nation doit générer des symboles sans lesquels aucune appartenance ne pourra se développer. Même pour l'État de droit, la légitimité est d'abord historique. Autrement dit, la légitimité démocratique est insuffisante en elle-même et doit d'abord exister en tant que légitimité nationale -- appelons cela un truisme gaullien. Une communauté politique peut apparaître dans la mesure où une communauté nationale lui préexiste, elle-même définie en tant que communauté de mémoire et de culture, et c'est parce qu'un peuple se reconnaît dans une commune appartenance qu'il cherchera à exprimer politiquement sa réalité. La démocratie doit trouver hors d'elle-même le lieu où s'incarner et la matière dans laquelle elle s'exprimera, ce que Paul Thibaud appelle «la non-autosuffisance de la démocratie».
Autrement dit, il y a nécessairement dans toute démocratie une transcendance politique qui, sans être antidémocratique, n'est pas à proprement parler démocratique, une sacralisation de l'appartenance rendue possible par la référence nationale et qui peut survivre longtemps à l'effondrement ou à la paralysie des institutions politiques dans la mesure où l'identité d'un peuple est autre chose qu'un construit juridique abstrait. Et c'est parce que la démocratie prend sa forme dans une nation qu'elle peut être autre chose que simplement procédurale, qu'elle comporte une dimension positive ne s'épuisant pas avec la préservation de l'ordre public pour ouvrir entre les hommes un espace de délibération quant aux finalités à investir dans l'action collective -- qu'elle préserve la possibilité de «l'agir politique» et rend concevable l'idée d'un Bien commun.
Points de vue d'auteurs
Pour le dire avec Régis Debray, «pas de projet sans patrimoine commun, et pas de patrimoine sans volonté commune». Les hommes doivent se croire membres d'un même peuple en plus de se savoir citoyens d'un État. La démocratie qui ne trouve pas un demos suffisamment consistant risque bien de déchoir en pure administration et de s'effondrer à la moindre secousse sérieuse. «Quand l'idée de nation se perd, l'idée de démocratie se dégrade», écrit Louis Pauwels, «l'amour sacré de la patrie» ne trouve pas une matière suffisante dans un patriotisme constitutionnel strictement universaliste, non plus qu'en une simple communion aux idéaux démocratiques.
Disons-le dans les termes d'un débat franco-allemand: pour se concrétiser, Sieyès a besoin de Herder. L'un trouve dans l'autre la matière où effectuer ses principes. Les deux mis ensemble donnent l'État-nation moderne. Le contractualisme libéral est incapable de résoudre dans ses propres termes la question de l'identité des contractants et ne peut poser la question, dans sa logique interne, de la clôture politique. Il n'a jamais su transformer par lui-même une citoyenneté en nationalité, un passeport en allégeance, une feuille d'impôt en disposition au sacrifice. «Bref», ajoute Joseph-Yvon Thériault, «c'est en donnant aux sujets démocratiques individualisés un corps politique et une solidarité que la nation fut le monde commun par excellence de la modernité».
Ou, pour le dire avec Marcel Gauchet, «la fidélité du citoyen envers la chose publique n'est pas séparable de la validité reconnue aux normes qui la régissent. Ce qu'oublie le patriotisme constitutionnel, c'est le support particulier que continue de présupposer cette élévation de la citoyenneté à l'universel». Taguieff reprend à sa façon: «Il n'est de démocraties véritables qu'incarnées, dans des collections d'individus qui se reconnaissent en même temps comme des individus collectifs, dotés chacun d'une auto-représentation, de ce qu'il est convenu d'appeler une identité, liée à une histoire spécifique, à des héritages particuliers, à la reconnaissance de valeurs communes, à une volonté de vivre ensemble.»
Pierre Manent fait écho: «Pour que le sentiment humain ait de la force, une force durable, il faut le concentrer dans une cité particulière.» Malgré ce qu'en disent les philosophies postmodernes, on n'affranchira pas le pouvoir d'un lieu, bien circonscrit, bien défini. «Ce qui importe avant tout pour le progrès [d'une] identité nationale», écrit Christian Dufour, «c'est le maintien d'une frontière.» Dufour évoque lui aussi l'apport indispensable d'une médiation symbolique forte pour assurer la durée d'une communauté politique et sa résilience historique: «Tous les pays, toutes les identités nationales ont besoin d'un minimum de mythologie officielle pour survivre.»
C'est aussi l'avis de Dominique Schnapper: «L'abstrait/concret national -- sans parler du concret de l'appartenance ethnique -- est plus mobilisateur que la pure abstraction que sont la conscience de classe, l'État de droit ou les droits de l'homme.» Et la communauté historique à l'intérieur de laquelle peut s'ouvrir un espace politique et, mieux encore, démocratique ne se décrète ni ne s'invente à partir de rien. Jean-Paul Bled en faisait d'ailleurs la remarque au moment du référendum français sur le traité de Maastricht: «Le traité de Maastricht introduit le concept de citoyenneté européenne, exemple type d'une notion artificielle parce que reposant sur des à-priori idéologiques. Les pères de cette chimère ont oublié que, pas plus que la nation, la citoyenneté ne se décrète.»
La mémoire d'une nation
La démocratie libérale ne peut s'établir sans localiser d'abord son espace national, ce qui, par ailleurs, nous rappelle le caractère probablement indépassable de l'État-nation. Il faut aux hommes la conviction d'appartenir à une communauté d'histoire qui leur survivra pour consentir à la décision majoritaire lorsqu'ils n'y souscrivent pas et reconnaître au-delà des divisions sociales un bien commun, un intérêt public qui, aussi indéterminé soit-il lorsqu'il s'agit de le définir analytiquement, n'en demeure pas moins un concept opératoire fondamental pour penser l'approfondissement de la démocratie comme expérience du vivre-ensemble.
La conclusion s'imposait fatalement au plus acharné des nationalistes civiques: on ne fait pas de nation forte sans une conscience collective qui s'étale en dehors d'un présent autarcique, sans une conscience historique qui donne au moins l'impression de venir de loin, qui donne à la nation cette pesanteur sans laquelle la citoyenneté n'est plus qu'une estampe administrative déliée des devoirs fondamentaux qui viennent avec l'appartenance à une communauté de mémoire et de culture.
C'est parce que la nation a une histoire qu'elle donne au «lien social» une consistance qui n'est pas seulement métaphorique. Il faut à un peuple la conscience de son existence propre, et celle-ci ne se trouve évidemment pas dans la plate administration du quotidien, pas plus que dans l'accumulation de politiques publiques, aussi sociales soient-elles. Il faut à un peuple quelque chose comme une certaine idée de lui-même, un destin, la possibilité d'une mission à accomplir, au moins une vraie raison d'être.
La mémoire étant le passage obligé pour la définition d'une nouvelle identité collective, il était fatal qu'on en vienne à la questionner. Les habermassiens des années postréférendaires ont donc rapidement été confrontés à la question du passé: quelle histoire pour la nouvelle nation civique québécoise? Ils ont voulu trouver réponse dans les travaux de Gérard Bouchard.
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Mathieu Bock-Côté, Diplômé en philosophie et étudiant au doctorat en sociologie à l'Université du Québec à Montréal
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