La liste de certains membres du très sélect club privé 357C et de leurs invités, déposée cette semaine à la commission Charbonneau, serait un avertissement à l’establishment d’affaires et au monde politique signifiant que personne n’est à l’abri. Ce serait le « just watch me » de la juge France Charbonneau à la classe dirigeante du Québec, a appris Le Devoir.
Avec cette liste, c’est le concept de proximité douteuse entre des firmes de génie-conseil, des entrepreneurs et des donneurs d’ouvrage public qui prend forme. Autour d’une table cinq étoiles, dans le décor feutré d’un club reconnu pour sa règle de confidentialité, se tissent des liens. On parle business et financement politique, l’expertise des uns s’entremêlant à celle des autres. Le client et le pourvoyeur deviennent des amis.
«C’est un pas idéologique qui vient d’être franchi», a-t-on expliqué au Devoir après avoir requis l’anonymat.
Sur cette liste sont identifiés les dirigeants de grandes firmes de génie-conseil (Rosaire et Jean-Pierre Sauriol de Dessau ou Bernard Poulin du Groupe SM, par exemple), des entrepreneurs controversés comme Paolo Catania (Construction F. Catania) et Nicolo Milioto (Mivela Construction), des politiciens (Line Beauchamp, Tony Tomassi, Frank Zampino, Sammy Forcillo) ainsi que leurs collecteurs de fonds (Pierre Bibeau, Bernard Trépanier) et le sénateur Leo Housakos.
Toutes ces personnes sont dans la mire de la commission Charbonneau, qui entend bien secouer les colonnes du temple. Plusieurs ont été pointés par des témoins qui ont défilé depuis septembre : une cote à la mafia par-ci, une ristourne à Union Montréal par-là, une enveloppe brune pleine de 30 000 $ en argent comptant destinée au Parti libéral du Québec, une double comptabilité, des prête-noms, de la fausse facturation, des pots-de-vin petits et grands, ainsi que des menaces et de l’intimidation sous toutes ses formes.
Certains de ces personnages sont accusés de fraude, d’autres soulèvent des doutes quant au rôle de la mafia dans l’économie légale alors que d’autres encore semblent diriger la circulation du financement occulte des partis politiques. Tous seraient rompus aux règles de la discrétion propres aux coulisses du pouvoir.
La suite des audiences publiques risque d’être difficile pour les « invincibles », car « tous ces gens vont mariner dans l’incertitude jusqu’en janvier », note un observateur attentif des travaux de la commission ayant requis l’anonymat. « La liste, c’est un attendrisseur de témoins ! », ajoute cette personne, un sourire dans la voix.
Zone d’influence
Mais le club 357C n’est pas le seul endroit fréquenté par la classe politico-entrepreneuriale du Québec, où l’accès aux décideurs, à l’information qu’ils détiennent et donc aux contrats publics deviennent de véritables enjeux. Le Domaine Forget, haut lieu de la culture musicale situé à Saint-Irenée, dans Charlevoix, est devenu au fil des ans une zone d’influence importante. On y parle culture tout en brassant des affaires, ce qui fait du Domaine Forget un lieu privilégié pour maintenir un réseau de contacts tout en faisant du mécénat.
Ainsi, l’organisme culturel a pris fait et cause pour un projet hydroélectrique en 2006 alors que son président de l’époque, Paul Lafleur, était également la tête dirigeante de BPR (il n’occupe plus ses fonctions aujourd’hui). Cette firme s’apprêtait alors à voir son contrat de gestion du dit projet, obtenu sans appel d’offres, renouvelé par Hydro-Québec.
Au printemps 2006, la Commission fédérale d’examen tient des audiences publiques à Montréal concernant le projet Eastmain-1A et dérivation Rupert. Il s’agit d’une étape importante de ce projet, qui constitue la troisième phase de développement de la baie James.
Le Domaine Forget y présente un mémoire favorable à la dérivation d’une immense rivière du Grand Nord et la construction de deux centrales électriques et de quatre barrages. C’est Paul Lafleur qui s’avance au micro. Pour l’occasion, il n’a pas mis son chapeau d’ingénieur. Il est là à titre de président du conseil d’administration du Domaine Forget.
Le développement hydroélectrique est source de richesse collective et permet, par voie de conséquence, le financement de la culture. Dixit Paul Lafleur.
« Les organismes culturels, qui sont tous en perpétuelle recherche de financement, ont depuis longtemps réalisé que des collectivités prospères participent plus aux activités culturelles et protègent mieux leur patrimoine, parce que les individus qui les composent ont le temps et les moyens de le faire », affirme M. Lafleur dans son mémoire de quatre pages.
Il rappelle à quel point les projets d’Hydro-Québec ont alimenté depuis des décennies « l’identité culturelle et la fierté du Québec ». M. Lafleur souligne aussi que le monde des affaires et « son réseau de contacts informel » partagent avec les organismes culturels « la même vision d’une société cultivée pour laquelle l’ouverture sur le monde et ses grandes oeuvres ne sont pas réservées à une élite, mais doivent contribuer à la réussite de la société ».
Contrat sans appel d’offres
Au même moment, BPR est partie prenante d’un consortium nommé Énergie gérance, à qui Hydro-Québec avait déjà confié, de gré à gré, le mandat de gérer le projet hydroélectrique Eastmain-1. Le consortium est formé de BPR, Dessau, Groupe SM et Axor.
Après les audiences de la Commission fédérale d’examen, Hydro-Québec renouvela le contrat, toujours attribué sans appel d’offres, à Énergie gérance. Coût total : 295 131 564 $.
Ce contrat d’ingénierie n’est pas le seul octroyé sans appel d’offres pour le projet Eastmain. Selon les vérifications du Devoir, 108 autres contrats ont été accordés entre 2002 et 2010 à des firmes de génie ou à leurs filiales comme des laboratoires de sols. On compte ainsi 10 contrats accordés à Dessau malgré l’interdiction contractuelle qui est faite aux partenaires du consortium de bénéficier d’autres mandats. Tous ces contrats totalisent 450 millions de dollars.
Outre ce lien contractuel entre BPR et Hydro-Québec, il existe une association entre la société d’État et le Domaine Forget. Depuis 1989, Hydro-Québec a versé près d’un million de dollars au Domaine Forget en commandites. De 2007 à 2011, il s’agit d’une aide totalisant 250 000 $.
Domaine Forget
Le Domaine Forget fut également touché lorsque Saint-Irenée s’est dotée d’une usine d’eau potable. C’est BPR qui a obtenu sans appel d’offres tous les contrats de services professionnels liés au projet de 3,6 millions de dollars.
Lorsque la municipalité a préparé le dossier, avec l’aide de BPR, pour obtenir une subvention du gouvernement du Québec équivalant à 95 % du coût, le Domaine Forget fut l’un des arguments utilisés. Saint-Irenée a plaidé la capacité de payer limitée de ses contribuables, y compris du Domaine Forget. Dans ce contexte, l’organisme « aurait à payer une taxe d’aqueduc de l’ordre de 80 000 $/année », indique-t-on dans la résolution du conseil municipal de février 2004.
Le ministère des Affaires municipales a refusé de payer, mais la municipalité est revenue à la charge avec le soutien de BPR. Cette fois, il n’était plus question du Domaine Forget ; on a plutôt misé sur le fait que l’usine d’eau ne bénéficierait qu’à un petit nombre de citoyens, majoritairement des personnes âgées à faible revenu, pour convaincre Québec d’investir.
L’usine a ouvert ses portes en 2009 et le Domaine Forget en est le principal usager.
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