C’est peut-être la première ligne de faille à apparaître clairement au sein de la coalition caquiste : les mesures à prendre pour renforcer le statut du français et lutter contre l’anglicisation de Montréal divisent l’équipe gouvernementale.
Dans la tête de François Legault, le dossier était pourtant réglé. Les grandes lignes du projet de loi 96 sur la langue française avaient été bien définies, et le gouvernement n’allait pas en déroger. Mais à l’image de l’apprenti sorcier qui voit le contrôle du sort qu’il a jeté lui échapper, l’ampleur du débat sur la langue, ces derniers mois, a surpris jusqu’au premier ministre lui-même.
L’enjeu linguistique, pratiquement absent du radar médiatique ces dernières années, a effectué un retour en force dans l’actualité, et l’opinion publique s’est mobilisée plus fortement que prévu.
Au sein même du caucus de la CAQ, l’aile plus nationaliste s’active depuis des semaines pour réclamer une action plus musclée. Parmi eux, le ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, cherche à faire monter les enchères et sollicite ses collègues ministres au téléphone pour obtenir leur appui à un renforcement de son projet de loi. Des alliés sont montés au front pour lui prêter assistance, à commencer par le ministre de l’Éducation Jean-François Roberge.
Au cœur du débat : le sort des cégeps de langue anglaise. Le projet de loi prévoit dans sa forme actuelle un plafonnement du nombre de places dans les établissements anglophones à leur proportion de la population étudiante en 2019, soit 17,5 %. Un geste insuffisant, juge l’aile nationaliste du parti, qui déplore que le projet de loi ne compte pas de mesure structurante forte, qui puisse marquer l’imaginaire de l’électorat.
Le coin bleu
Les consultations sur le projet de loi, les plus longues à se tenir sur un projet de loi depuis l’élection de la la comparution de l’éminent sociologue Guy Rocher, venu témoigner à 97 ans de l’importance de soumettre les cégeps à la loi 101.
CAQ, ont convaincu de nombreux députés qu’il fallait aller plus loin pour protéger le français. Cette frange nationaliste du caucus a été particulièrement secouée parLes révélations du Journal de Montréal selon lesquelles les allophones sont maintenant majoritaires au sein de certains cégeps anglophones ont aussi ébranlé plusieurs caquistes, tout comme la controverse dont a fait l’objet le PDG d’Air Canada, Michael Rousseau, après qu’il eut avoué candidement être incapable de parler français même après avoir passé les 14 dernières années à Montréal.
Les appuis aux ministres Jolin-Barrette et Roberge sont venus de là où on ne les attendait pas : on raconte que le ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, a acheté il y a quelques mois un exemplaire du livre Pourquoi la loi 101 est un échec, gagnant du Prix du livre politique 2021 de l’Assemblée nationale, à chacun des membres du Cabinet pour les sensibiliser à l’importance de l’enjeu.
Ce noyau dur peut compter sur un nombre croissant d’alliés, à la fois au caucus et au Cabinet. Parmi eux, le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, le député de Montmorency, Jean-François Simard, qui affiche ouvertement sa position, et le député de Nicolet-Bécancour, Donald Martel.
Le coin rouge
De l’autre côté du spectre, cependant, des députés sont d’avis que le projet de loi atteint un point d’équilibre. C’est la frange plus fédéraliste de la coalition. Elle aussi peut compter sur des appuis importants, tant au caucus qu’au Cabinet.
Parmi eux, la vice-première ministre, Geneviève Guilbault, la présidente du Conseil du Trésor, Sonia LeBel, et le ministre des Finances, Eric Girard.
L’adjoint parlementaire du premier ministre pour les relations avec les Québécois d’expression anglaise, Christopher Skeete, fait partie de leur équipe. On entend qu’il n’a pas du tout aimé voir Simon Jolin-Barrette chercher à renforcer son projet de loi sans l’avoir préalablement consulté. Il n’a reçu aucun appel, alors qu’il est responsable des relations avec les Québécois d’expression anglaise.
On insiste surtout, parmi les membres du groupe, pour protéger la liberté de choix
des Québécois. Les cégeps anglophones demeurent, à leur avis, une façon pour les jeunes francophones d’apprendre l’anglais et de faire leur place au sein de l’entreprise privée.
Le fait que le débat dure depuis des mois maintenant les irrite de plus en plus. C’est que l’opinion publique semble se montrer plus sensible à l’avenir du français, au moment même où experts et démographes affirment en chœur que le projet de loi n’est pas assez costaud pour infléchir son déclin.
À la recherche d’un compromis, le député de Chauveau, Sylvain Lévesque, aurait tenté de jouer les médiateurs en proposant d’imposer de nouvelles restrictions à la possibilité pour les allophones de s’inscrire dans un cégep anglophone.
Dossier réglé?
Malgré les pressions, le premier ministre ne bronche pas : le projet de loi correspond au sweetspot
des Québécois, à leur zone de confort, pour reprendre le mot murmuré dans l’entourage de François Legault. Le gouvernement n’aurait rien à gagner à wedger
cet enjeu, ajoute un conseiller, c’est-à-dire à en faire un enjeu clivant, polarisant. Il ne faudrait surtout pas, fait-on valoir, créer la controverse en année électorale.
Car le fait que les quatre principaux partis représentés à l’Assemblée nationale appuient la réforme proposée, à quelques nuances près, n’est pas sans déplaire à l’entourage du premier ministre. On fait le calcul que les électeurs traditionnellement libéraux, passés à la
CAQ au dernier scrutin, pourraient être effarouchés par un projet de loi renforcé.C’est toutefois sans compter que les électeurs péquistes, qui ont voté pour la Ce serait pas mal plus payant d’affirmer notre différence
, fait valoir un député plus nationaliste.
Le camp plus fédéraliste répond qu’il sera toujours temps d’y revenir après les prochaines élections, ou de trouver un nouvel enjeu susceptible de mobiliser les nationalistes québécois.
Au cabinet de Simon Jolin-Barrette, on espère que la période des Fêtes portera conseil, tout en rêvant secrètement que l’allégorie des rois mages inspirera François Legault afin que le premier ministre connaisse lui aussi son épiphanie.
Car, même si le premier ministre a fait son lit, il ne peut faire fi de la nouvelle dynamique plus favorable à l’enjeu linguistique qui s’est créée au sein de l’opinion publique. Après tout, rien n’est impossible en politique. Qui aurait dit, au début du mandat de la CAQ, que la protection de la langue française se hisserait au sommet des priorités gouvernementales?