L’Office national de l’énergie a bouclé en quatre jours ses audiences montréalaises sur l’inversion du flux du pipeline d’Enbridge, qui fera couler 300 000 barils de pétrole brut par jour vers le Québec dans quelques mois. À moins d’un improbable revirement, Ottawa devrait en effet donner le feu vert au plus important projet de transport de pétrole brut de l’histoire du Québec. Et pendant que des élus municipaux et des citoyens s’inquiètent, le gouvernement Marois se borne à réaffirmer son ouverture au pétrole de l’Ouest tout en promettant une consultation publique.
L’idée d’utiliser le territoire québécois comme plaque tournante du pétrole albertain est en voie de se concrétiser. Une victoire pour l’industrie, mais aussi pour le gouvernement Harper. De passage à Montréal en février 2012, le ministre canadien des Ressources naturelles, Joe Oliver, avait d’ailleurs dit au Devoir qu’il serait « fantastique » d’utiliser des pipelines enfouis dans le sol de la province pour exporter du pétrole des sables bitumineux.
Un an et demi plus tard, deux projets sont déjà lancés. Il y a d’abord celui de TransCanada énergie. L’entreprise compte construire un tronçon de pipeline d’environ 1000 kilomètres au Québec pour relier le sud de l’Ontario au Nouveau-Brunswick. La pétrolière, qui a déjà lancé une campagne de publicité et de lobbying, souhaite faire couler 1,1 million de barils de pétrole brut par jour de l’Ouest vers les Maritimes dès 2017. Ce tuyau transportera 300 000 barils de plus que le projet Keystone XL, que le président des États-Unis, Barack Obama, tarde à autoriser.
À plus brève échéance, Enbridge demande à Ottawa l’autorisation de faire couler quotidiennement 300 000 barils de brut dans un pipeline existant - la ligne 9B - du Sud ontarien jusque dans l’est de Montréal, en passant par la rive nord. Il s’agit en fait d’inverser le sens d’écoulement dans un tuyau construit en 1975, mais aussi d’augmenter de 60 000 barils la capacité de transport quotidienne.
Avant de rendre sa décision, début 2014, l’Office national de l’énergie (ONE) doit étudier le projet en vertu de nouvelles règles fixées par le gouvernement Harper par le biais d’un projet de loi mammouth adopté en juin 2012. Ces règles ont été conçues pour répondre à la volonté des conservateurs d’accélérer le processus d’approbation de ce genre de projet de transport d’énergie fossile.
Les citoyens ou les groupes qui souhaitaient prendre part aux audiences sur la ligne 9B ont donc dû démontrer la « pertinence » de leur intervention ou qu’ils pourraient être « directement » touchés par le projet en remplissant un formulaire d’une dizaine de pages. Tous ceux qui ont voulu aborder l’impact environnemental de l’exploitation des sables bitumineux ou la question des changements climatiques ont été volontairement exclus par l’ONE.
Résultat : plusieurs voix discordantes ont été écartées des audiences, qui font une très large place aux pétrolières et aux lobbys liés au secteur pétrolier. Les organisations environnementales ont d’ailleurs unanimement dénoncé le caractère « antidémocratique » et « restreint » du processus. « Le projet d’Enbridge présente d’importants risques de déversement, implique l’expansion des sables bitumineux, le raffinage du pétrole lourd albertain au Québec et l’augmentation de la production de pétrole de coke ainsi que le transport du pétrole par bateau de Montréal à Lévis. Or, avec les oeillères que lui impose le gouvernement Harper, l’ONE ne regarde que le pipeline », a déploré cette semaine le responsable de la campagne Climat-Énergie de Greenpeace, Patrick Bonin.
Au total, moins de 170 intervenants participent aux consultations. « Pour un projet similaire à Enbridge, celui de Northern Gateway en Colombie-Britannique, plus de 1500 personnes ont participé. Pourquoi ? Parce que c’était avant la modification de la loi », a fait valoir M. Bonin. « Cette audition n’est pas un référendum pour savoir si on devrait changer notre mode de vie », a répliqué jeudi le porte-parole de Suncor, L. E. Smith, devant l’ONE. Suncor possède une raffinerie à Montréal, en plus d’être un joueur important dans l’exploitation des sables bitumineux. L’entreprise estime que le projet est essentiel pour assurer la pérennité de ses installations québécoises.
Tous les rapports scientifiques portant sur le climat mettent toutefois en lumière la nécessité de réduire radicalement notre consommation de pétrole, particulièrement celui dit « non conventionnel ». Un ancien haut dirigeant de la NASA a pressé l’an dernier Barack Obama de laisser tomber l’importation de pétrole extrait des sables bitumineux. « Si le Canada va de l’avant, et si nous laissons faire, ce sera la fin pour le climat actuel », a affirmé James Hansen, membre du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC).
Silence à Québec
Devant la fin de non-recevoir du gouvernement Harper, tant Greenpeace qu’Équiterre ont réclamé à plusieurs reprises une intervention du gouvernement du Parti québécois. Même s’il s’est souvent présenté comme étant plus « vert » que ses prédécesseurs libéraux, il n’est toujours pas intervenu dans le dossier. En fait, si. La première ministre Pauline Marois a manifesté son enthousiasme pour le projet et a mis sur pied un comité mixte avec l’Alberta en novembre 2012 pour en étudier les avantages économiques.
Depuis, le ministre de l’Environnement, Yves-François Blanchet, a répété à plusieurs reprises qu’une « consultation » serait organisée. Rien n’a jusqu’ici été annoncé, à quelques jours de la fin des consultations de l’ONE et à quelques semaines du déclenchement possible d’élections provinciales. Le gouvernement Marois a toutefois réitéré dans sa « politique économique » présentée lundi qu’il est ouvert aux deux projets de pipelines en développement. Québec a par ailleurs décidé de ne pas participer aux audiences de l’ONE. En juillet 2012, l’ancien ministre libéral de l’Environnement Pierre Arcand avait pour sa part annoncé qu’il demanderait « un siège à la table » de l’ONE « afin de suivre quotidiennement les consultations publiques ».
Le silence de Québec est inacceptable, selon Sidney Ribaux, directeur général d’Équiterre. « Le gouvernement abdique sur ses responsabilités d’évaluation environnementale des projets, a-t-il expliqué. Pourtant, il a des objectifs de réduction de notre dépendance au pétrole et de nos émissions de gaz à effet de serre qui devraient aller de pair avec des préoccupations environnementales. C’est extrêmement décevant. »
Les inquiétudes ne viennent pas uniquement des environnementalistes. Des élus des municipalités où passe le pipeline 9B sont venus dire cette semaine à l’ONE qu’ils ignoraient tout du plan d’urgence prévu par Enbridge en cas de déversement. « La compagnie Enbridge fait fi des risques inhérents à un oléoduc vieux de 38 ans. De plus, durant les diverses rencontres que nous avons eues avec ses représentants, nous n’avons jamais eu le sentiment qu’elle veut coopérer sainement et franchement », a résumé Patricia Domingos, mairesse de Sainte-Justine-de-Newton. Un point de vue partagé par plusieurs élus.
Montréal s’inquiète
La Ville de Montréal a aussi exprimé de « sérieuses inquiétudes » par rapport au projet d’inversion de la ligne 9B. « Malheureusement, la compagnie Enbridge n’a pas, à ce jour, démontré qu’elle est en mesure de mettre en pratique une saine gestion des risques », selon Josée Duplessis, présidente du comité exécutif de la Ville de Montréal. En cas de rupture dans ce pipeline, qui passe sous la rivière des Outaouais, l’approvisionnement en eau potable de deux millions de Québécois serait menacé. La Ville de Toronto et le gouvernement ontarien ont aussi fait part de leurs craintes au sujet du projet, particulièrement sur les mesures à prendre en cas de déversement. À Toronto, la ligne 9B passe à peine à 60 cm au-dessus de la station de métro Finch, dans le nord de la ville.
Enbridge a rejeté une à une les inquiétudes lors de son plaidoyer devant l’ONE mardi, répétant à plusieurs reprises qu’il est « peu probable » que son tuyau laisse fuir du pétrole venu de l’Ouest. Elle juge d’ailleurs inutile de verser une garantie financière pour prévoir les fonds suffisants pour réparer les dégâts environnementaux d’un éventuel déversement pétrolier.
Selon l’entreprise, le fait d’inverser le flux dans un pipeline datant de 1975, d’en augmenter la capacité de transport et d’y faire couler notamment du pétrole des sables bitumineux ne pose pas de risques particuliers. La pétrolière estime en outre qu’elle mène les travaux nécessaires pour s’assurer de la sécurité de son pipeline de 639 kilomètres. Elle doit réaliser au cours des prochains mois au moins 600 excavations le long de la ligne 9B dans le but de réparer certaines sections. On ouvrira ensuite les valves. Citoyens inquiets, élus municipaux et opposants souhaiteront alors que le pire ne se produise jamais, comme le promet Enbridge.
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