Après François Ruffin interviewant Lénine sur 4 pages dans le dernier numéro de son journal Fakir (sept-oct-nov 2017) pour savoir «comment ça se mijote une révolution» [sic] — la «révolution citoyenne» des Insoumis d’opérette à laquelle il apporte son concours clownesque le laisserait-elle un peu sur sa faim ? —, voici que le Diplo consacre son dossier d’octobre (rien moins que 7 pages) à la «Révolution russe», avec un papier inaugural de Serge Halimi intitulé «Le siècle de Lénine». Lequel ne nous apprend évidemment rien sinon qu’après «la mort du communisme» (les guillemets sont quand même de Halimi) et le «triomphe de courte durée de la social-démocratie» qui a suivi (il aurait pu mettre à la place «social-libéralisme» voire «sociétal-libéralisme»), «une forme de radicalité renaît»
Quelle forme ? On n’en saura pas plus sauf à consulter les articles précédents du Diplo traitant de Syriza, Podemos, de la situation politique en France, des manifestations d’opposition à la loi-travail hollandaise puis à son copié-collé XXL macronesque, ou, plus précisément, le discours tenu par le directeur du Diplo lui-même venu à Amiens soutenir F. Ruffin lors de sa campagne. Un discours convenu du type de ceux que l’on peut attendre et entendre de la part de profs mélenchoniens à Sciences Po, cette «école de larves» comme Halimi et ses amis dénommaient cette noble institution dans les journaux satiriques anti-néo-libéraux qu’ils animaient jadis, PLPL puis Le Plan B. Bref, un discours citoyenniste plein pot où l’association à une quelconque «radicalité» relevait de l’oxymore. Car si l’on se veut «citoyen» ou l’on est sommé de l’être aujourd’hui, ce n’est plus au sens belliqueux et disons-le, de classe, que revêtait ce terme lors de la Révolution française, mais en tant qu’agent bénévole, docile et zélé de finalités qu’il croit siennes. Lesquelles, loin de menacer l’ordre établi, contribuent à le conforter sans même que l’État, auquel il doit son statut ectoplasmique de «citoyen», ait besoin de les édicter.
Certes, on sait que, depuis un certain temps déjà, le qualificatif «radical» a remplacé celui de «révolutionnaire», trop chargé de connotations violentes, dans les discours de la «gauche de gauche». Mais on chercherait en vain une définition autre que tributaire des modes intellectuelles du moment précisant ce que leurs auteurs entendent par là, hormis le rabâchage de celle que proposait Marx dans l’introduction à sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : «Être radical, c’est saisir les choses à la racine». Ce qui, pris comme il se doit hors de son contexte, n’engage absolument à rien. «Or, pour l’homme, la racine c’est l’homme lui-même», se plaisent parfois à préciser, comme le faisait Marx dans la foulée, les rebelles de confort lettrés qui tiennent à faire savoir qu’ils en savent un peu plus que ceux qui le sont moins qu’eux. Mais leur audace s’arrête là. On les comprend car, deux phrases plus loin, prenant pour exemple de critique radicale celle de la religion en Allemagne à son époque, qui «prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion» et «aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême », Marx en déduisait qu’elle « aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable» [souligné par Marx].
Si l’on excepte quelques charlatans du genre Lord On qui, lors d’une nuit à dormir debout au printemps dernier proposait de «renverser la loi El Khomry et son monde», il va de soi que l’impératif marxien est totalement incompatible avec une «révolution citoyenne» dont les promoteurs, Baudruchon en tête, ne cessent au contraire de souligner qu’ils ne veulent en aucun cas «renverser l’ordre social républicain», qu’ils n’osent plus baptiser «bourgeois» comme on le faisait naguère dans les milieux communistes ou anarchistes, et qui, comble du paradoxe, accusent au contraire Macron et ses ministres de vouloir le faire avec leur «coup d’État social».
Si l’on veut connaître la quintessence idéologique et sémantique de la «révolution citoyenne» en cours, on en trouvera l’une des expressions les plus achevées, pour ne pas dire caricaturale, dans un «Manifeste pour la naissance d’un nouveau média citoyen» publié dans L’ImMonde en date du 27 septembre 2017. Certes, on pourra se demander s’il est bien nécessaire d’en ajouter un supplémentaire, alors que l’on croule déjà sous l’accumulation de journaux, de revues, de livres, de chaines de radios, de sites internet, «mainstream» ou «alternatifs», où le citoyennisme est mis à l’honneur comme panacée d’une «crise de la démocratie», démocratie qui n’a jamais existé que dans l’esprit de ceux qui pensent qu’elle ne peut être que représentative. Mais il faut croire que tous ceux qui font leur miel de l’«engagement citoyen» sont insatiables. En tout cas, la logorrhée que déverse cet appel a le mérite, comme on va le voir, d’éviter d’avoir à lire des topos de la même eau tant il en résume le propos. ll confirme ce que l’historien marxiste anglais Perry Anderson notait en 2000 dans un article de la New Left Review, à savoir que «Pour la première fois depuis la Réforme, il n’y a plus d’opposition proprement dite — c’est-à-dire de vision du monde rivale» à l’universalisme des classe possédantes, remarque citée par Serge Halimi qui la reprend à son compte dans le dossier sur la Révolution russe mentionné plus haut sans toutefois s’apercevoir qu’il devrait, lui, ses collaborateurs et ses lecteurs, se sentir visés au premier chef. Il est vrai qu’ils ne sauraient le faire puisque le citoyennisme constitue précisément à leurs yeux la seule «forme de radicalité» susceptible de mettre fin au «règne sans partage sur le globe» du néo-libéralisme que déplorait Perry Anderson, alors qu’ils avère de plus en plus non pas comme une alternative à ce dernier mais bien comme un complément obligé.
Pour juger du caractère subversif de ce «manifeste» — publié, dans un quotidien qui, rappelons-le, pourrait remporter haut la main la palme du conformisme et de la soumission — et du «nouveau média citoyen» qu’il vise à promouvoir, il suffit de lire ligne par ligne ce que le premier dit du second. On y retrouve en effet les principaux ingrédients de la vision citoyenniste du Monde, soit un concentré de thématiques consensuelles et unanimistes exprimées dans la novlangue qui va avec, dont nous gavent tous ceux qui, à un titre ou à un autre, nous proposent de «vivre autrement» dans une société structurellement et globalement inchangée. Ainsi voit-on défiler une fois de plus la ronde des innovations sociales censées révolutionner notre quotidien «sans attendre le bon vouloir des pouvoirs publics et à contre-courant des puissances industrielles ou financières» : «économie sociale et solidaire», «écologie humanitaire», «progrès scientifique et technique»… Pour accompagner, renforcer et dynamiser ce processus dans lequel, déjà, «un peu partout, des millions de gens s’investissent et agissent», le lancement d’un nouveau média «fondamentalement alternatif» s’impose de toute urgence. Là encore, on a droit, pour en définir les qualités multiples, à tous les qualificatifs chers à la petite bourgeoisie intellectuelle éprise de nouveautés «sociétales» : il sera «coopératif», «collaboratif», «pluraliste», «culturel et francophone», «humaniste et antiraciste», «féministe» et défenseur des «droit LGBTI», «écologiste et progressiste»… Le tout s’achève sur un crédo dont on appréciera la savoureuse bien- pensance adressé à «tous ceux et à toutes celles qui se reconnaîtront dans un tel projet : s’éloigner du modèle économique et idéologique dominant pour bâtir un espace commun et visible, influent et fraternel, un espace qui agrège ensemble des initiatives citoyennes.»
Quant à la liste de ses signataires, provisoire puisqu’il est annoncé qu’ils ne sont que les premiers, elle est à l’image du projet qu’ils appellent à soutenir. Elle rassemble, en effet, quelques échantillons de la fine fleur de ce que l’on appelle encore par habitude «la gauche», toutes «sensibilités» confondues. Entre autres, des rescapés de feu la «gauche plurielle» (Arnaud Montebourg, Aurélie Philipetti, Noël Mamère, Marie-George Buffet), un ancien ministre de l’Intérieur et de la Défense de la deuxième droite (Pierre Joxe), une ex-égérie de l’escrologie (Eva Joly), des défroqués mondains du PCF devenus mélenchonistes (Robert Guediguian, Gérard Mordillat), des trotskistes en perdition (Philippe Poutou, Jeannette Habel), un vieux routier d’Attac et du Diplo (Bernard Cassen), des chroniqueurs soi-disant dérangeants (Thomas Guénolé, Aude Lancelin), des acteurs de la scène culturelle soucieux de se refaire un nom (Jean-Pierre Daroussin, Josiane Balasko, Juliette), un ex-dirigeant maoiste, idéologue multicarte omniprésent sur les «médias dominants » et servilement rallié à Baudruchon (Gérard Miller), et, bien entendu, une brochette de représentants homologués de l’insoumission d’État (François Ruffin, Sophia Chirikou, Raquel Garrido, Adrien Quatennens).
Tout ce petit monde déjà confortablement installé dans «un espace commun et visible, influent et fraternel» qu’il n’est pas besoin, pour lui, de «bâtir», prétend, grâce à la création d’un «nouveau média citoyen» de son cru, faire en sorte qu’il soit accessible à tous. Non pas, comme naguère, au prix d’une transformation révolutionnaire du monde capitaliste, mais par un coup de baguette magique audio-visuel où, comme par enchantement, les rapports de classes s’évanouiraient au profit de l’harmonie entre «citoyens». À cet égard le diagnostic de Perry Anderson semble plus pertinent que jamais : «il n’y a plus d’opposition proprement dite — c’est-à-dire de vision du monde rivale» à l’universalisme des classe possédantes. Car qu’est-ce que cette vision citoyenniste néo-petite bourgeoise censée «s’éloigner du modèle économique et idéologique dominant» sinon une vision au sens quasi-pathologique du terme ? Non pas une manière de comprendre et de concevoir le monde, mais bien plutôt une représentation mentale que l’on croit voir et qui servira finalement à ce monde, celui du capitalisme mondialisé, pour perdurer. On peut synthétiser en une phrase le fin du fin politico-idéologique de cet aggiornamento «degôche» : faire prendre les vessies du citoyennisme pour les lanternes de la révolution.
Jean-Pierre Garnier (sous les applaudissements nourris d’Entelekheia)