INTRODUCTION
Le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine (Russia-China Strategic Partnership, alias RCSP), dont les bases avaient été jetées en 1996, constitue le point d’ancrage de l’Eurasie dans le 21e siècle. Jamais jusqu’alors les acteurs des deux continents n’avaient entretenu une relation politique si proche, le seul rival du RCSP étant les USA par l’intermédiaire de leurs alliances militaires privilégiées avec l’Otan, les monarchies du Golfe et le Japon. Dans cette lutte du siècle pour le supercontinent, l’interaction entre le RCSP et les États-Unis va définir la politique mondiale.
Détracteurs ou détourneurs ?
Les medias occidentaux ont fait beaucoup de bruit autour du RCSP, certains le présentant comme une remise en cause du consensus autour de Washington et d’autres le dépeignant comme rien d’autre qu’une dépendance accrue de Moscou à l’égard de Pékin. Les premiers claironnent souvent leur point de vue dans le but d’effrayer les Américains et de justifier l’agression de leur gouvernement contre la Russie et la Chine, tandis que les seconds alimentent une campagne de désinformation destinée à faire éclater en morceaux l’unité entre la Russie et la Chine. Ce n’est que rarement que le RCSP est mentionné comme une mise en garde à l’égard des États-Unis pour les inviter à mettre de l’eau dans leur vin, ce qui est la voie la plus responsable pour présenter ce développement à l’électeur occidental.
Le but de cet article est de montrer que le RCSP est en train de devenir une réalité à l’échelle du monde entier, la manifestation du cauchemar de Washington, et qu’il s’étend au-delà de l’Eurasie, vers l’Afrique du Nord et l’Amérique Latine.
Le RCSP cherche indiscutablement à remettre en cause l’ordre occidental, mais uniquement dans le but d’aider à passer à un monde multipolaire, un but vers lequel les deux pays avaient déjà affiché leur solidarité dès 1997. La réticence des États-Unis à reconnaître les mouvements tectoniques qui ont eu lieu depuis lors, et leur insistance à prolonger cet état unipolaire dépérissant, sont les principales raisons de la déstabilisation mondiale actuelle. Malgré ce que tentent d’obtenir les détracteurs par la peur et les détourneurs par la tactique de la division, le RCSP est paisible, sur la défensive, et plus uni que jamais. En explorant les confluences de la politique russo-chinoise dans les domaines clés de l’Eurasie et au-delà, cet article prouve que le RCSP est vivant et en pleine croissance, et qu’il contribue activement à orienter le monde vers un état multipolaire.
1ÈRE PARTIE : LES FONDEMENTS POLITIQUES DU PARTENARIAT STRATÉGIQUE ENTRE LA RUSSIE ET LA CHINE
Avant d’entrer dans les détails de l’action géopolitique du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, il faut identifier les fondements politiques sur lesquels il repose. Il s’agit d’une définition des rôles respectifs que joueront la Russie et la Chine, les bases de leur coopération et les objectifs institutionnels qu’elles se donneront pour restructurer l’ordre international.
La Russie comme contrepoids politico-militaire, la Chine pour ses perspectives économiques
Dans la division du travail entre les deux partenaires, il a été convenu que la Russie servira de contrepoids militaire et politique à l’influence américaine, permettant aux grandes puissances, États émergents et entités diverses, de ne pas être obligés de choisir systématiquement entre influence américaine et influence chinoise. On va montrer comment la Russie travaille en parfaite intelligence avec la Chine de manière à s’assurer qu’elle remplit son rôle de contrepoids dans le sens de leurs objectifs stratégiques communs. La Chine, de son côté, en passe de devenir cette année la première puissance économique du monde pour ce qui est de la Parité de Pouvoir d’Achat (PPA) — au détriment des USA, est l’économie dominante des pays en voie de développement. Ses relations fortes et privilégiées par lesquelles elle développe ses investissements dans l’agriculture et les services en Afrique, en Amérique Latine et dans les états de la ceinture de perles, font d’elle la porte d’entrée offrant d’importants débouchés et d’utiles relations à l’économie russe, particulièrement dans le cadre des récents développements [récentes sanctions]. Ainsi, que la Russie puisse jouer un rôle favorable [pour la Chine] de contrepoids dans les domaines militaires et politiques dans les régions d’importance stratégique, et que réciproquement la Chine puisse jouer un rôle favorable pour assister [la Russie] dans le domaine commercial via ses contacts existants et son réseau de relations [forme la base de ce partenariat].
Le tandem ainsi réalisé est, bien évidemment, loin d’être parfait, pas plus que sa mise en pratique stratégique à travers le monde, mais c’est la théorie générale de leur approche « main dans la main ». La Russie est le contrepoids et la Chine est la porte d’entrée. Plus on s’éloigne de ces deux [états], par exemple au Moyen-Orient et en Amérique Latine, plus les purs objectifs multipolaires et la coordination rapprochée entre ces deux pays sont visibles ; de même plus on se rapproche de ces deux nations clefs eurasiatiques plus la complexité de cette relation apparaît et plus elle peut devenir difficile à comprendre.
Le berceau de la coordination
L’Organisation de coopération de Shanghai [OCS en français, SCO en anglais] constitue le berceau où est né et s’est développé le RCSP. Fondée en 1996 par les Cinq de Shanghai, l’OCS a été refondue en 2001 avec l’intégration de l’Ouzbékistan. Depuis, elle a commencé à coopérer avec cinq autres pays (Mongolie, Inde, Pakistan, Afghanistan, Iran). Et elle dialogue aussi avec le Sri Lanka, la Turquie et la Biélorussie. Tous ces pays sont dans l’orbite immédiate du RCSP, que la Russie ou la Chine y exerce une forte influence à divers niveaux. L’OCS a établi encore les fondations du RCSP en déclinant les objectifs que devait se donner le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine : lutte contre le terrorisme, le séparatisme, l’extrémisme sous toutes leurs formes, incluant les révolutions de couleur impulsées par les USA. Concomitamment, les Américains ont étendu à tous ces pays leurs campagnes de déstabilisation et de domination inaugurées en Eurasie. Les USA représentent donc un risque existentiel pour la Russie et la Chine, mais aussi les autres membres de l’OCS. On notera également que l’OCS organise régulièrement des manœuvres militaires communes entre ses membres.
Le BRICS, bastion institutionnel
La conséquence la plus visible du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine est d’avoir conduit les deux pays à se présenter sous forme d’une force intégrée au sein du BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud]. Vladimir Poutine a déclaré en mai dernier que « Russie et Chine avaient des priorités communes au plan mondial et régional. Les deux pays ont convenu de coordonner plus étroitement leurs politiques au sein de l’ONU, du BRICS et le la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique [Asia-Pacific Economic Cooperation, alias APEC]. Ils n’ont pas de désaccords. Au contraire, ils ont élaboré des programmes ambitieux, qu’ils sont fermement déterminés à inscrire dans la réalité ».
Cette déclaration d’intention tout à fait nouvelle représente le fondement de ce qui leur a permis d’agir au Sommet du BRICS à Fortaleza, Brésil, en juillet dernier durant lequel les cinq membres ont décidé de fonder la Nouvelle Banque de Développement en vue de se confronter directement à la domination occidentale au sein des organisations économiques et financières. D’importants mémorandums d’accord (MoU) ont aussi été présentés concernant notamment la création d’une monnaie de réserve commune au sein des membres du BRICS. Celui-ci apparaît donc comme un bastion institutionnel pour la coopération russo-chinoise à travers le monde, dans la perspective de la multipolarité.
Résumé des éléments fondamentaux
La Russie et la Chine ont un rôle distinct à jouer dans leur tandem, et ils en sont encore à raffiner leur interaction. L’OCS, quoique étant un cadre multilatéral, fonctionne comme une organisation de coopération bilatérale russo-chinoise plus large, utilisant l’Asie Centrale comme un terrain d’entraînement pour de futurs développements dans d’autres lieux. En observant la coopération institutionnelle de la Russie et de la Chine telle qu’on peut la voir plus clairement au sein du BRICS, très particulièrement lors de leur dernier sommet, vue comme un tout, on ne peut que constater que les deux pays combinent leurs forces dans des institutions appropriées de manière à poursuivre leur objectif commun de multipolarité.
2ÈME PARTIE : MISE EN PRATIQUE GÉOPOLITIQUE
Nous pouvons maintenant enchaîner sur les implications géopolitiques du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine (RCSP). Cette deuxième partie commence avec l’Asie du Nord-Est, puis, en suivant le sens trigonométrique, dans l’exploration des deux approches pour l’Asie Centrale, l’Asie du Sud, et l’Asie du Sud-Est. Nous irons ensuite en Europe avant de nous pencher sur l’ensemble Moyen-Orient / Afrique du Nord (MENA) et l’Amérique Latine. Il n’y a qu’en Afrique où le RCSP doit encore mûrir, mais il est fort probable que la Chine, à l’avenir, invite la Russie à avoir une influence de rééquilibrage sur le continent et influence les dirigeants régionaux pour développer leurs liens commerciaux avec Moscou. Enfin, la conclusion va montrer l’unité d’ensemble et démontrer que le RCSP est vraiment la relation la plus importante du 21e siècle et le véhicule définitif pour la multipolarité.
Il est recommandé au lecteur, lorsqu’il se plonge dans ces paragraphes, de garder à l’esprit la chose suivante : Chacun des deux partenaires du RCSP est destiné à restaurer l’image et à suppléer aux faiblesses de l’autre, là où celui-ci peut se trouver dans une position de faiblesse relative en comparaison de son homologue, avec pour intention à terme d’établir une véritable multipolarité globale. Cela étant posé, il est possible de commencer l’examen géopolitique du RCSP.
Asie du Nord-Est
Dans son essence, l’action du RCSP en Asie du Nord-Est est de se confronter au « porte-avions US insubmersible » dans une attitude attentive, toute de prudence et de précaution, afin d’en neutraliser la létalité. Russie et Chine avaient toutes les deux des différends territoriaux avec le Japon avant le début de la mise en place du RCSP, mais le Japon ne commença à envenimer ces tensions qu’en 2010. Le problème japonais doit être plus précisément compris comme un problème américain en raison des accords de sécurité mutuelle entre les deux pays qui relèvent plus d’une occupation militaire. Ainsi par procuration, le RCSP, dans ses efforts de pacification de l’Asie du Nord-Est, bute de facto dans la muraille de la mauvaise volonté américaine. Tokyo use constamment de sa « clause de retrait » lorsqu’il s’agit de régulariser ses relations avec Moscou (ce qui serait dans les intérêts des deux nations), mais il ne semble pas que l’on puisse voir cette régularisation sous le gouvernement Abe. L’occupation par les USA est trop forte et trop influente pour que le pays puisse s’en libérer dans un futur proche, mais si par un heureux hasard il advenait que les prémisses d’une véritable politique étrangère indépendante [de Tokyo] apparaissent, cela placerait Moscou en situation de jouer un rôle positif de modération des actions de Tokyo envers Pékin.
Dans les conditions actuelles, cependant, et la Russie et la Chine considèrent que c’est bien le Japon et non la Corée du Nord (que chacun des deux pays engage dans les pourparlers multilatéraux de dénucléarisation) qui représente le plus grand risque de déstabilisation de l’Asie du Nord-est, en raison de son obstination agressive sur les différends territoriaux. Pour se créer une position optimale de maître du jeu caché derrière sa marionnette, et ainsi saboter la perspective d’une coopération pan-régionale, les États-Unis soutiennent et favorisent cette attitude. Par conséquent, aussi improbable que cela puisse sembler pour le moment, en cas de guerre, la Russie et la Chine pourraient coopérer militairement, ou alors l’un ou l’autre pourrait user des plus puissants moyens diplomatiques et politiques à sa disposition pour tenter d’influencer le Japon, pour qu’il fasse machine arrière et arrête les hostilités au plus vite.
Asie centrale
Beaucoup d’encre a coulé à propos d’une rivalité hypothétique entre la Russie et la Chine en Asie Centrale, mais les faits ne le montrent pas et ces rumeurs ne sont rien de plus qu’un désir de ceux qui ont le dessein de diviser le RCSP et qui espèrent voir la Russie et la Chine se rentrer dedans dans la région. Il faut prendre en considération le processus d’intégration politique et économique de la Russie avec le Kazakhstan et bientôt avec le Kirghizistan sous les auspices de l’Union Eurasiatique, et les engagements de sécurité mutuelle de la Russie avec le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan à travers le CSTO (qui, également, participe régulièrement à des manœuvres militaires). D’autre part la Chine a des positions plus commerciales en Asie Centrale ayant établi des relations d’affaires lucratives ces dernières années et ayant conclu des contrats énergétiques d’une extrême importance stratégique avec la plupart des états de la région, en tout premier lieu le Turkménistan, ce qui lui donne une position [politique] moins dominante. En Asie Centrale, la partie se joue de la manière suivante : la Russie consolide son influence là où se trouvait la sphère d’influence soviétique, avec des états qui avaient déjà cultivé avec elle de profondes relations, alors que la Chine agit pour combler un vide dans certains secteurs économiques. Il est de la plus haute importance pour la Chine d’être en mesure de diversifier ses voies d’importations de matières premières de manière à éviter le Détroit de Malacca susceptible de strangulation et occupé par les USA, d’où son intérêt [pour un approvisionnement] énergétique en Asie Centrale. C’est grâce à une acceptation implicite de la participation de la Chine de la part de la Russie, ici via le RCSP, que la Chine est en mesure de procéder sans encombre, car il est aussi dans l’intérêt de la Russie d’avoir dans la Chine un partenaire fort et aussi énergie-indépendant que possible. Egalement, l’expansion fulgurante de l’influence énergétique de la Chine en Asie Centrale produit corolairement un bénéfice pour la Russie. En effet, les liens que la Chine entretient avec l’Ouzbékistan qui s’est éloigné de la Russie ces dernières années (l’Ouzbékistan a quitté le CSTO en 2012 et envisage d’acquérir des équipements militaires délaissés par l’OTAN en Afghanistan) et qui est en passe de devenir l’homme de paille potentiel des USA après le retrait d’Afghanistan, pourraient servir à modérer la politique régionale de Tachkent. Nous n’allons pas jusqu’à dire que la Chine puisse le convaincre de s’abstenir d’accroître sa coopération militaire avec les USA, mais plutôt qu’elle peut exercer sa très efficace influence en matières économique et énergétique pour essayer d’écarter une confrontation militaire catastrophique avec le Tadjikistan qui impliquerait probablement la Russie en raison de ses responsabilités dans le CSTO.
Asie du sud
C’est une région du monde où le RCSP assume un caractère très complexe et peut devenir excessivement difficile à déchiffrer si l’on n’est pas un observateur averti et des plus attentifs. La Russie est le plus proche allié de l’Inde. Le premier ministre indien a déclaré récemment : « Si vous demandez à qui que ce soit parmi les personnes vivant en Inde, au nombre de plus d’un milliard, qui est le meilleur ami de notre pays, chacun, chaque enfant sait que c’est la Russie. Chacun sait que la Russie s’est toujours tenue aux côtés de l’Inde durant les moments les plus pénibles et sans jamais rien demander en retour. » Par elle-même cette relation politique implique des conséquences titanesques de niveau mondial, mais en la réduisant au contexte du RCSP, elle permet à la Russie d’exercer un haut niveau d’influence sur l’Inde pour la maintenir en paix avec la Chine, spécialement puisque cette dernière a, ces dernières années, fait monter d’un cran sa rhétorique sur ses différends frontaliers ironiquement dans un style similaire à celui employé par le Japon vis-à-vis de la Chine. A la différence du Japon cependant, la Chine a signalé voilà deux mois qu’elle désirait enfin régler ce différend, donnant ainsi à la Russie la possibilité de jouer en coulisse un rôle de modérateur pour s’assurer qu’aucune des parties n’agisse imprudemment et ne mette en danger les pourparlers.
Un peu plus loin, la Chine a une relation stratégique très rapprochée avec le Pakistan, l’ennemi juré de l’Inde, et les deux pays coopèrent économiquement et militairement. La Chine a un intérêt particulier à avoir un canal énergétique dans l’océan Indien qui soit fermement sous son contrôle, et le Pakistan a besoin que sa plus grande frontière nord soit tenue par un voisin qui le couvre contre la menace indienne. Cette relation évidemment est une menace pour l’Inde et consiste en l’un des sujets de conversation les plus importants de l’élite diplomatique indienne tout comme la stratégie du collier de perles, stratégie navale chinoise en océan Indien. C’est le nom donné à la politique chinoise qui consiste dans la mise en place de relations navales préférentielles avec le Pakistan, le Sri Lanka, le Bengladesh et la Birmanie (Myanmar) pour accroître la portée de ses moyens à proximité de l’Inde et sécuriser le transit maritime de ses approvisionnements en énergie dans la région. Avec une telle rivalité géopolitique entre l’Inde et la Chine, le rôle de la Russie vis-à-vis des deux acteurs prend une importance critique pour assurer la paix et la stabilité ; et, à la différence de l’Asie du Nord-Est avec le Japon, en Asie du Sud, la Russie a de fortes chances d’être capable d’influencer le cours des événements d’une manière étendue et efficace.
En poursuivant l’analyse des effets de la stratégie chinoise du collier de perles, on constate qu’elle est riche en opportunités pour la Russie aussi. En raison de la relation qui lie Pékin et Islamabad et de la sensibilité politique de la fourniture d’armement au Pakistan, la Russie a été en mesure de s’immiscer dans ce processus par procuration et de vendre, sous prétexte d’aide dans la lutte contre le trafic de drogue, des hélicoptères de combat au Pakistan. Bien que cela irrite l’Inde, cela représente un « glissement de paradigme » dans bien plus de directions que celle-là seule : sans se limiter à l’affront que la Russie et le Pakistan infligent à l’Occident, la Russie est capable d’user de la confiance que l’Inde a en elle pour que cette dernière accepte (quoique avec un sentiment de jalousie) cette nouvelle relation client-militaire. Cette vente aide le Pakistan autant qu’elle aide la Chine par compensation indirecte (par procuration) avec l’Inde (si minime soit-elle) et elle aide aussi indirectement la Russie à propos de la situation afghane après le retrait de 2014. Ce développement colossal est entièrement dû à la médiation de la Russie, puisque la Chine pouvait vendre des équipements similaires au Pakistan, ce qui aurait pu induire une crise dans ses relations bilatérales avec l’Inde et saborder les pourparlers potentiels sur le règlement du différend frontalier entre elles deux.
Quoi d’autre ? Un à-côté : la Russie peut dans le futur utiliser les contrats préférentiels que la Chine a établis avec ses alliés dans sa stratégie du collier de perles pour favoriser la diversification économique de ses produits agricoles, un but qu’elle poursuit depuis qu’elle a pris ses contre-sanctions début août. Cela aurait pu simplement être la réciproque de l’autorisation donnée par la Russie à la Chine de se tourner vers l’Asie Centrale pour sa diversification énergétique par exemple, pourtant cela a un sens plus profond : si l’on prend en compte le RCSP, on voit la Chine tendre une main secourable à la Russie pour la diversification de son commerce de faible volume et de son commerce agricole en Asie du Sud. Ainsi qu’il l’a été souligné au début de la deuxième partie de cet article, la Russie et la Chine s’entraident de manière complémentaire et de toutes les façons possibles, car cette aide est l’ossature de leur partenariat stratégique. Si l’une d’elles peut ouvrir une coopération avec un état ou une région à son profit, alors elle laisse l’autre user de cette ouverture également, voire elle l’aide à le faire par une voie dérobée et discrète.
Asie du Sud-Est
Cette région du monde est l’un des points les plus faibles du RCSP, mais conserve un potentiel pour chacun des deux pays. La Chine est actuellement impliquée dans d’amères disputes avec ses voisins en raison de différends territoriaux dans le sud de la mer de Chine, tout particulièrement avec le Vietnam. La Russie trouve ici l’occasion de remplir sa fonction stratégique de contrepoids et d’œuvrer à la promotion de ce partenariat imposant qu’elle a avec la Chine. La Russie et le Vietnam ont des relations cordiales et prolongées depuis l’ère soviétique, et Moscou fournit des sous-marins de grande valeur à Hanoï en ce moment même ce qui a (relativement) apaisé les craintes de Hanoï vis-à-vis de la Chine. Bien qu’elle ne soit pas aussi féroce, la rivalité sino-vietnamienne en Asie du Sud-Est peut être quelque part structurellement comparée à celle qui oppose l’Inde et le Pakistan en Asie du Sud, et, dans les deux cas, en raison de sa position unique, la Russie peut jouer son rôle de médiateur.
Il faut noter l’ironie de l’histoire : la relation entre la Russie et le Vietnam a été bâtie pendant la Guerre Froide pour contrer la Chine, alors qu’aujourd’hui elle est utilisée, certes de manière alambiquée, pour aider Pékin. La Russie et la Chine, comme nous l’avons noté, ont besoin l’une et l’autre que chacune demeure forte et stable de manière à atteindre l’objectif à long terme de la multipolarité globale, ainsi par conséquent la livraison d’armes au Vietnam par la Russie ne doit pas être comprise comme une tentative d’affaiblissement de la Chine, mais plutôt comme un moyen d’ancrer l’influence de Moscou dans un pays qui est déjà une gêne pour Pékin. A travers cette influence grandissante, la Russie peut ainsi fléchir les décisions de l’élite politique vietnamienne pour qu’elle œuvre en direction d’une solution constructive (pour le moins non militaire), même si cela s’enkyste en un « conflit gelé » ou en une prorogation de l’impasse actuelle. Bien sûr d’autres acteurs influent sur le Vietnam (à commencer par les USA), mais l’influence russe à Hanoï ne doit pas être sous-estimée, ainsi les deux pays discutent même d’une coopération économique accrue dans le cadre de l’Union eurasiatique, ce qui montre que le facteur « Russie » conserve toujours un certain poids dans la capitale vietnamienne.
Europe
A la lumière de la chute libre que fait en ce moment la relation Russie-Union européenne, la Russie ne peut rien faire dans le cadre du RCSP pour aider la Chine, mais la Chine peut de facto assister la Russie. L’un des grands projets stratégiques de la Chine est, tel qu’il est, de faciliter les échanges accélérés avec l’Union européenne via une approche à trois volets : la Nouvelle Route de la Soie (segment terrestre et segment maritime), le Pont Continental Eurasiatique, et la Route Maritime du Nord. Les deux derniers chemins traversent directement le territoire russe, que ce soit la terre russe ou les eaux territoriales russes, ce qui implique l’accroissement de l’importance géopolitique de la Russie dans les échanges entre la Chine et l’Union européenne, que celle-ci l’apprécie ou non. Il n’importe pas que l’Europe use de la même route en transportant ses marchandises à travers le territoire russe dès lors que la Chine l’envisage avec une forte probabilité de le faire, ce qui donnera à la Russie une position économique plus forte et des gains plus tangibles qu’elle n’en avait avant.
Moyen-Orient / Afrique du Nord (MENA)
Jamais avant les révolutions de couleur du printemps arable de 2011, le MENA n’a été le point focal d’une intense coordination politique entre la Russie et la Chine. Sergueï Lavrov, après un entretien avec le ministre des affaires étrangères chinois, déclarait en mai 2011 : « Nous avons convenu de coordonner nos efforts en nous appuyant sur les compétences des deux états de manière à aider là-bas à la stabilisation rapide et à la prévention de développements négatifs imprévisibles. » Il s’agissait évidemment de la réponse à la violation occidentale de la résolution 1973 des Nations Unies, quand le Conseil de Sécurité a été trompé de manière éhontée pour justifier la guerre de l’OTAN et le changement de régime résultant en Lybie. Clairement la Russie et la Chine comprennent qu’une telle violation peut advenir n’importe quand plus près de leurs frontières, et, si elles sont confrontées à des déstabilisations intérieures et à une fragilisation même modeste de leurs appareils d’état, affecter leurs territoires propres.
Au Moyen-Orient, on peut facilement observer les deux pays remplir leurs rôles particuliers dans le partenariat. Les interactions de la Russie avec la Syrie et l’Iran et plus récemment avec l’Égypte, démontrent visiblement son rôle de contrepoids militaire et politique. La Chine est profondément impliquée dans le commerce énergétique dans le MENA puisque 60% de son pétrole en provient. Elle s’est aussi implantée dans la région dans l’économie hors énergie, particulièrement avec les Émirats Arabes Unis. Si bien que, au-delà de leur coopération politique générale et de leur accord politique incontestable à propos du MENA, la région illustre la répartition [naturelle] des rôles entre la Russie et la Chine ici encore.
Amérique Latine
Sans aucun doute, et plus encore qu’à propos du MENA cette région donne à voir le RCSP en activité comme s’il s’agissait d’une observation de laboratoire. L’Amérique Latine est profondément déconnectée des intrigues géopolitiques d’Eurasie, et ainsi rend la coopération Russie Chine facile à observer même pour un regard peu expérimenté. Durant la dernière décennie la Russie est retournée en Amérique Latine tant dans l’esprit que dans les moyens. Ses navires y ont fait escale et ont effectué un exercice naval conjoint avec le Vénézuela, de même des bombardiers russes y ont patrouillé et s’y sont ravitaillés à cette occasion. Le Nicaragua est même supposé héberger une base russe destinée à protéger le canal financé par la Chine en cours de construction dans ce pays. Gazprom a commencé à investir en Bolivie et en Argentine, et Rosneft est actif au Vénézuela. Medvedev et Poutine sont même allés en visite officielle dans la région, et on spécule sur un accord de la Russie pour la réouverture de sa base d’espionnage cubaine de l’ère soviétique lors de cette dernière visite en juillet. On peut légitimement dire, ainsi, que l’influence de la Russie en Amérique Latine est plus grande maintenant qu’elle ne le fut durant la guerre froide.
Etant le moteur économique qu’elle est, la Chine est l’investisseur dont la croissance est la plus rapide en Amérique Latine et est en passe de devenir son deuxième plus important partenaire commercial. Comme indiqué plus haut elle finance le [projet] révolutionnaire du Canal du Nicaragua qui déroutera le passage interocéanique du Panama, état client des USA s’il en est, et favorisera le commerce et les investissements non-américains dans la région. Ce dernier effet a déjà lieu même en l’absence du canal. La Russie tire profit de la décennie passée pendant laquelle elle a ré-établi ses contacts avec l’Amérique Latine pour détourner son commerce agro-alimentaire de l’Ouest [i.e. de l’Association européenne de libre-échange, du Canada et des États-Unis — NdT] en raison des récentes contre-sanctions. Voilà qui dévoile une stratégie plus large de la part de la Russie qui consiste à briser la domination de l’Ouest [voir note ci-dessus] pour certains marchés agro-alimentaires et de fournir aux producteurs [locaux] une option de rechange attrayante. La Russie veut aussi rehausser sa souveraineté en tant qu’état et par conséquent s’empresse de réduire l’influence économique de l’Occident sur son économie domestique, d’où sa croissance commerciale vers les marchés « non-occidentaux » ces dernières semaines.
Somme toute, l’Amérique Latine est la base arrière la plus appropriée pour faire avancer le Monde Multipolaire dans l’arrière-cour du géant unipolaire faiblissant. La Russie et la Chine ne sont en aucune manière en compétition sur ce théâtre, montrant ainsi incontestablement les grands objectifs stratégiques du RCSP dans un cadre général. L’implication des russes et des chinois dans la région croît à une vitesse spectaculaire et de manière fort variée, ce qui implique la possibilité d’une transformation géopolitique incroyable juste à la porte des USA. Par bien des aspects l’Amérique Latine représente pour les USA ce qu’est l’Europe Occidentale pour la Russie — une région affichant un intense désamour pour son plus grand voisin et par conséquent susceptible d’être régie en souplesse de loin pour participer à des actions encore plus préjudiciables à son ex-tyran.
Réflexions finales
Le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine (RCSP) s’affirme clairement mondial dans sa portée, parvenant à englober le monde entier à divers degrés. L’axiome posé plus haut doit être réaffirmé pour que son essence demeure dans l’esprit du lecteur :
Chacun des deux partenaires du RCSP est destiné à restaurer l’image et à suppléer aux faiblesses de l’autre, là où celui-ci peut se trouver dans une position de faiblesse relative en comparaison de son homologue, avec pour intention à terme d’établir une véritable multipolarité globale.
La Russie est le contrepoids et la Chine la porte d’entrée. Plus on s’éloigne de ces deux [états], par exemple au Moyen-Orient et en Amérique Latine, plus les purs objectifs multipolaires et la coordination rapprochée entre ces deux pays sont visibles ; de même plus on se rapproche de ces deux nations clefs eurasiatiques plus la complexité de cette relation apparaît et plus elle peut devenir difficile à comprendre.
En gardant cela en permanence à l’esprit, le RCSP devient plus aisément compréhensible et ses ambitions multipolaires deviennent plus lisibles et plus apparentes. Au tout début de cette analyse on évoquait ceux qui dénigraient ou qui détournaient leur attention de cette coopération. Nous avons démontré maintenant que ceux qui en détournent leur attention usent de nuages de fumée et de miroirs pour [en détourner notre attention et nous] cacher l’évidence — le RCSP est une force des plus réelles et tangibles tout autour du monde. Quant à ceux qui la dénigrent [nous avons démontré] qu’ils se trompent quand ils soutiennent que cette coopération a un caractère agressif. Bien sûr elle défie le Consensus de Washington, mais elle le fait à travers des moyens politiques et pacifiques, essentiellement via l’approche « main dans la main » où les contacts diplomatiques et militaires de la Russie font contrepoids alors que l’économie de la Chine joue le rôle de porte d’entrée. Ainsi, il est incontestable que dans le 21ème siècle, le RCSP restera la coopération la plus dynamique dans la construction de la multipolarité partout à travers le monde en contrant les USA dans leurs tentatives désespérées de préserver cette « unipolarité » anachronique.
Andrew Korybko (USA)
Traduit par Na.dan et Pierre pour vineyardsaker.fr
Sources : Part 1 : Washington’s Nightmare Comes True: The Russian-Chinese Strategic Partnership Goes Global (I) et Part 2 : Washington’s Nightmare Comes True: The Russian-Chinese Strategic Partnership Goes Global (II) (orientalreview.org, anglais, 21-22-08-2014)
Andrew Korybko est le correspondant politique américain de La voix de la Russie. Actuellement, il vit et pratique ses analyses à Moscou pour Oriental Review.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé