Comme le projet d’oléoduc Énergie Est traverserait plusieurs provinces, l’idée circule que, de ce fait, la compétence de ces provinces s’en trouverait nécessairement et complètement écartée au profit de celle du Parlement fédéral. C’est notamment ce que soutenait Dwight Newman, professeur de droit à l’Université de la Saskatchewan, dans le Globe and Mail du 3 décembre dernier (résumé dans Le Devoir du 6 décembre). Selon le professeur Newman, le droit constitutionnel serait très clair : «[notre traduction] les provinces n’ont aucune base constitutionnelle pour imposer des conditions, demandes ou quoi que ce soit d’autre à propos de ce pipeline et elles jouent un jeu dangereux en essayant de le faire. […] La jurisprudence a depuis longtemps établi que les provinces ne peuvent pas exercer leur juridiction de manière à interférer avec le transport interprovincial».
Il est exact que le Parlement dispose de la compétence exclusive sur le transport interprovincial et que la décision finale de refuser ce projet lui revient. Le professeur Newman affirme toutefois à quelques reprises que les provinces ne peuvent pas « interférer » [notre traduction] dans les sujets qui relèvent de la juridiction fédérale exclusive, suggérant par là qu’un pipeline interprovincial serait immunisé contre les lois provinciales. Une telle position constituerait un malheureux retour à la « doctrine de l’immunité interjuridictionnelle » (maintenant qualifiée de « doctrine de l’exclusivité ») dont l’importance comme doctrine constitutionnelle a grandement été diminuée par la Cour suprême du Canada en 2007.
Précédents
Avant 2007, les lois provinciales ne pouvaient s’appliquer aux entreprises ou compétences fédérales dès qu’elles en affectaient les éléments vitaux ou essentiels. Il était alors relativement aisé pour les entreprises fédérales de se soustraire à l’application des lois provinciales valides. Mais en 2007, dans l’une des plus importantes décisions des 30 dernières années, la Cour suprême a établi un test beaucoup plus strict : les lois provinciales s’appliquent aux entreprises fédérales à moins qu’elles « entravent » leurs activités essentielles. Selon la Cour, il « y a entrave lorsqu’il y a “ atteinte grave ou importante ” à la compétence fédérale » ; une simple interférence ne suffit donc pas.
La Cour ajoutait qu’une application trop large de la doctrine de l’exclusivité n’est pas « souhaitable dans une fédération où les provinces sont chargées d’adopter et d’appliquer un aussi grand nombre de lois visant à protéger les travailleurs, les consommateurs et l’environnement ». La Cour estimait aussi que cela pourrait « être considéré comme une menace aux principes de subsidiarité », selon lesquels « le niveau de gouvernement le mieux placé pour [prendre des décisions est] celui qui est le plus apte à le faire, non seulement sur le plan de l’efficacité mais également parce qu’il est le plus proche des citoyens touchés ». Elle soulignait également que « le courant jurisprudentiel dans lequel on a appliqué le droit de l’environnement provincial à des entités fédérales se livrant à des activités réglementées par le fédéral se révèle nettement plus pertinent ». La Cour appliquait d’ailleurs en 1995 la Loi sur la protection de l’environnement de l’Ontario au Canadian Pacific. Dans deux décisions récentes (Marine Services International, 2013, et Marcotte, 2014), la Cour appliquait également des lois provinciales à des entreprises et compétences de juridiction fédérale.
Selon ces principes, force est de reconnaître que les provinces ne peuvent pas, en l’état actuel du droit constitutionnel, interdire le passage d’un pipeline interprovincial sur leur territoire, mais peuvent certainement imposer des conditions et sanctions afin de protéger l’environnement et la santé et sécurité de leurs populations. Affirmer sans nuance, comme l’a fait le professeur Newman, que les provinces « n’ont aucune base constitutionnelle pour imposer des conditions, demandes ou quoi que ce soit d’autre à propos de ce pipeline » [notre traduction] fait la promotion d’une conception centralisatrice du fédéralisme canadien que la Cour suprême a rejetée. Celle-ci privilégie un fédéralisme coopératif souple favorisant l’application régulière des lois validement adoptées par le Parlement et les provinces. Le Canada n’est pas un État unitaire.
* David Robitaille, professeur de droit constitutionnel, Université d’Ottawa, administrateur au Centre québécois du droit de l’environnement, Jean Baril, docteur en droit, administrateur au Centre québécois du droit de l’environnement, Ghislain Otis, professeur de droit public, Université d’Ottawa, Benoît Pelletier, professeur de droit constitutionnel, Université d’Ottawa, Sophie Thériault, professeure de droit constitutionnel et droit de l’environnement, Université d’Ottawa, Pierre Thibault, professeur de droit constitutionnel, doyen adjoint de la Section de droit civil, Université d’Ottawa
LA RÉPLIQUE › AUTORITÉ SUR ÉNERGIE EST
Le Canada n’est pas un État unitaire
Les provinces ne peuvent pas interdire le passage d’un pipeline interprovincial sur leur territoire, mais peuvent certainement imposer des conditions et sanctions
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