Comme ministre de la culture, Line Beauchamp proclame que tout va pour le mieux sous ses responsabilités. Il faut traduire cela par une phrase plus précise. Certains projets artistiques sont financés et un nombre réduit d’artistes réussit à atteindre la prospérité. Il y en a d’autres qui, grâce à des bourses, ont réussi à atteindre pour cette année le seuil minimum de la pauvreté.
Line Beauchamp vous dira, avec sa manie d’inscrire des chiffres dans un laïus bien préparé, qu’un budget comportant des millions supplémentaires a été dévolu à l’intention des programmes de bourses artistiques. En fait, les bourses n’empêchent pas la quasi-totalité des artistes de dépendre des allocations d’aide sociale pour mieux tirer le diable par la queue.
Les bourses ont beaucoup la cote chez les artistes qui ont une belle carrière. Pour l’écrivain dont l’accueil critique est mitigé cependant ou pris dans un long projet d’écriture qui l’empêche de publier pendant une longue phase de défrichage, les demandes de bourses risquent fort de tourner court.
On a instauré chez les artistes un régime que l’on appelle le « jugement des pairs ». Cette expression signifie notamment que les jurys qui octroient les bourses sont composés d’artistes. Ce sont des artistes qui décident qui, parmi eux, auront droit à la pitance de survie, qui échappera quelque peu au sort de crève-la-faim.
On a déjà soutenu que le régime des bourses ne devait pas se substituer au marché de la production culturelle. Ce sont les gens du public qui décideront à la fin lesquels artistes devront abandonner faute d’argent. Les bourses ont mission de servir de filet momentané à travers les hauts et les bas d’une carrière.
Dans un cercle ordinaire d’artistes, non pas ceux qui siègent dans le cercle doré du vedettariat, mais bien ceux qui partagent le sort commun, énoncer le rôle officiel des bourses déclenche des sourires entendus. Les artistes qui ne sont pas des vedettes savent qu’ils auront, selon toute probabilité, le choix entre vivre d’expédients ou s’accrocher à l’aide sociale. L’aide sociale est un pilier du secteur culturel.
Plusieurs artistes me racontent vouloir décrocher une bourse de quatorze mille dollars, ce qui représente plus du double de l’aide sociale. L’aide sociale ne suffit pas à payer la production artistique. Même les artistes qui font de l’art minimaliste avec des matériaux de récupération ont quand même besoin de médiums pour faire leur collage, des outils pour laminer.
Le grand public semble croire que le régime des bourses sert de sécurité du revenu pour les artistes et que, de toute manière, les meilleurs artistes réussissent à se construire un public qui leur assurera la survie. Rien n’est plus faux. Pensons même à des vedettes comme Victor-Lévy Beaulieu qui a trouvé dans l’écriture de téléromans un expédient qui lui a permis de joindre les deux bouts. Dans son nouveau livre sur Joyce, Victor-Lévy Beaulieu fait raconter à son narrateur comment il a fait brûler tous ses téléromans dans la cour arrière.
Affreux le sort de l’artiste? Oui et les artistes n’espèrent plus que cette mélasse prendra fin. Line Beauchamp leur répète que leurs syndicats, l’Union des Écrivains Québécois, l’Union des Artistes, l’Union des scénaristes et des dramaturges, ont remporté toutes leurs batailles. Ils ont obtenu des sommes plus plantureuses pour les bourses et un statut : le fameux « statut de l’artiste ».
Cette expression, le statut de l’artiste, passe dans les laïus de Line Beauchamp comme un véritable passeport, le summum de l’intégration des « travailleurs culturels », quasiment la meilleure invention depuis l’électricité. La réalité est moins reluisante. Le « statut de l’artiste » signifie surtout que ce dernier bénéficie du titre d’entrepreneur autonome. Cela lui donne le droit de déduire ses dépenses professionnelles lors de la rédaction de son rapport d’impôts.
Cette mesure n’est pas miraculeuse si vous n’atteignez pas le minimum imposable. Or, à part quelques grosses vedettes comme Marie Laberge ou Yves Beauchemin, rares sont ceux qui accumulent avec les droits d’auteur des milliers de dollars en recettes. Généralement dix pour cent des recettes reviennent à l’auteur. Comme le tirage moyen d’un roman est d’un millier d’exemplaires au Québec et à peine davantage en Amérique du Nord, ce fameux statut de l’artiste réserve des déductibles qui ne s’appliquent pas à quelqu’un d’aussi pauvre que lui.
Alors pourquoi avoir considéré le statut de l’artiste et le régime des bourses comme les deux clefs de voûte pour favoriser la condition artistique? Si tant d’artistes ont l’impression de végéter en silence au cours de toute une période d’intrigues pendant laquelle les bourses leur échappent, pourquoi se raconte-t-on que tout va bien? Pourquoi se raconte-t-on que les meilleurs artistes sont encouragés et ne font pas d’histoires?
On me permettra de relater un souvenir récent qui démontre le découragement ambiant. L’été dernier mon toit coulait. Je fis un appel d’offres aux quelques entrepreneurs spécialisés dans la réfection des toits. Un rendez-vous fut fixé avec l’un d’eux pour avoir des conseils. À l’heure dite, le camion arrive et dépose à ma porte une figure connue de l’édition montréalaise.
Il m’apprit qu’il avait abandonné de guerre lasse le monde de l’édition. Il gagnait plus d’argent dans la réfection des toits. Pour un maigre salaire de cadre intermédiaire qui ne lui donnerait jamais les moyens de s’acheter un toit à lui, l’éditeur, converti maintenant dans la réfection des toits, avait écouté pendant plus de vingt ans des écrivains qui lui racontaient que leur étrange entêtement étonnait tout le monde.
Dans le monde du livre, même les auteurs dont l’avenir un instant se dessinait bien finissaient toujours par en avoir marre de se faire demander « écris-tu toujours ». Il y a une pression sociale négative incroyable derrière cette question débitée mine de rien. C’est comme si, pour les interlocuteurs de l’écrivain, les faits avaient déjà suffisamment révélé que ce n’était pas un moyen de gagner sa vie honnêtement.
L’éditeur les encourageait du mieux qu’il pouvait mais les écrivains à force de se faire répéter « plus tu seras pur plus ce sera dur » finissaient par perdre espoir. Au XIX ème siècle, on mourrait à quarante ans. Aujourd’hui, imaginons un écrivain dans la vingtaine qui rencontre des écrivains dans la cinquantaine, lesquels espèrent atteindre le statut de propriétaire d’une auto à l’âge de soixante ans. Le périple sans fortune, sans moyen de se donner du prestige, paraît interminable.
La bohème y perd vite son aura romantique. L’éditeur avait l’impression que dans son écurie tout était toujours à recommencer avec de nouveaux candidats, de « nouveaux candidats au découragement » comme il les qualifia devant moi. Il est certain que la vie artistique est une vie de sacrifices. Et la pression devient bétonnée, scellée de tout côté, quand l’artiste ou l’écrivain se fait refuser des bourses par ses pairs sous prétexte que seuls les meilleurs projets doivent être encouragés. Si les refus s’accumulent, l’artiste finit par se dire qu’un éventuel succès de sa part ferait mentir tout le monde et que, comme bien peu de gens aiment se faire infliger un démenti, il ne trouvera pas assez de gens parmi les pairs pour le soutenir.
C’est alors que l’artiste va assister à un atelier organisé par un autre artiste dont la feuille de route en matière de demandes de bourses est excellente. Un projet bien présenté lui enseigne-t-on a de meilleures chances de remporter les suffrages. Toutefois, lui dit-on lors de l’exposé, il faut bien diriger le projet soumis. Il est mal vu de soumettre au Conseil des Arts du Canada et aux instances régionales des Arts et Lettres en même temps. Pendant la pause-café les artistes mijotent le projet bien ficelé qui les sortira pendant un an de l’aide sociale. L’ancien éditeur, après plus de vingt ans témoin de ces destins minés par les faux espoirs, se sentit plus élevé à aller réparer des toits.
Louis Bernard et Jacques Parizeau ont travaillé au cours des années 90 à unifier le programme de sécurité de revenus de façon à ce que les artistes trouvent un filet de sécurité sociale qui assure la continuité de leurs recherches. Ce travail n’a pas abouti. Il reste à faire.
Pour le moment, les récipiendaires des bourses avec lesquels je discute me racontent vivre dans une misère plus enviable que celle des bénéficiaires de l’aide sociale. Ces écrivains sont bien étonnés de passer pour les choyés du système. Ils savent juste qu’il fait toujours beau quelque part mais pas dans leur cour.
Les écrivains qui vivent avec des émoluments de vedettes appartiennent à un autre monde qu’eux, eux, les récipiendaires des bourses de petite catégorie. Ils se gaussent des manuels pour sauver de l’impôt que leur association leur envoie par la poste. Le seul fait pour un écrivain, ou pour la plupart des artistes, d’être en état de payer de l’impôt apparaît comme un faîte inatteignable.
Les statistiques ne donnent pas l’heure juste sur la condition artistique. On retient dans les statistiques ceux qui sont dans un répertoire officiel. C’est un peu comme calculer les chômeurs uniquement en tenant compte de ceux qui sont inscrits dans les programmes officiels de recherche d’emplois. Celui qui continue à écrire des romans se finance ordinairement à même son salaire de professeur de collège. Ceux qui n’ont pas les moyens de l’autofinancement, ils peuvent espérer qu’une bourse, un coup de cœur du public leur permettent de se faufiler. La majorité sera tôt ou tard écrabouillée et laissera le domaine artistique à d’autres qui connaîtront le même sort. C’est comme une représentation théâtrale qui se renouvelle d’année en année.
André Savard
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
15 mars 2007Que des artistes sélectionnent ce qui sera la culture chez les oeuvres d'autres artistes et se méritera l'avant scène en tant que tel, est une abberation et un signe de profonde décadence sociale.
Pour qu'il y ait création, il doit y avoir un acte de subversion envers l'ordre établi afin d'imposer un nouveau point de vue. Les artistes qui sélectionnent représentent l'ordre établi.
C'est donc un système corrompu.
C'est pourquoi il manque tant d'oeuvres réellement culturelles québécoises dans les nouveaux médiums (télé, cinéma).
Par exemple, si Hubert Aquin avait vécu dans un autre pays, il y a longtemps qu'un film ou même deux exposeraient le drame de sa vie en relation avec son peuple.
Mais au Québec, ce serait un subversion innacceptable. Seul un scénario insipide aurait quelque chance de financement (Nouvelle France, Talbot, Trudeau, Levesque, etc...).
Actuellement nous nageons dans la marchandisation de l'évasion.
La fuite de la culture. L'exotisme justifié comme l'ouverture à la diversité.
Ce que les artistes pourraient vraiment apprécier c'est un espace de diffusion de leurs oeuvres avec des moyens disponnibles pour tous. Radio Québec autrefois servait bien cette fonction, plus maintenant.
On peut faire beaucoup avec peu de moyens. L'important est d'être diffusé.