La disparition dans le sang de la Yougoslavie, au début des années 1990, après un bref moment d’espoir lié à la chute du rideau de fer, a laissé chez certains une profonde nostalgie d’une époque non pas parfaite, mais peut-être plus harmonieuse.
Nele Karajilic n’a rien perdu de sa fougue au micro. Sa voix s’est épaissie, mais elle reste forte. À Belgrade, le chanteur quinquagénaire retravaille les grands succès du groupe qu’il a fondé avec des copains en 1980, alors que le punk faisait un tabac. Zabranjeno Pusenje, le No-Smoking Orchestra en anglais.
Le maréchal Tito, l’homme fort de la Yougoslavie, un pays communiste à saveur unique, venait de mourir et les jeunes amis voulaient bousculer le système.
Dans les années 80, nous avions une utopie en tête. Nous pensions pouvoir changer le monde avec des guitares et des films. Nous en étions convaincus!
Le chanteur et ses comparses n’avaient pas tort. Leur monde allait être bouleversé. La chute du mur de Berlin a soufflé un vent de liberté et de démocratie sur les Balkans, comme ailleurs derrière le rideau de fer.
Mais avec le recul, Nele Karajilic regrette le prix que son pays a dû payer pour cette liberté.
Ma vie a pris un mauvais tournant quand j’ai entendu pour la première fois les mots "droits de la personne", se rappelle-t-il. Ça a marqué le début de l’effondrement de la Yougoslavie.
Un effondrement qui est passé par des années de guerres ethniques.
Et un peu à l’image de la Yougoslavie, le groupe Zabranjeno Pusenje s’est désintégré peu de temps avant que de nouvelles frontières soient tracées dans le sang.
Nele, le Serbe, s’est retrouvé à Belgrade. Il a coupé les ponts avec les autres membres fondateurs du groupe.
La déception démocratique
Le virus du nationalisme nous a infectés aussi et ça me rend triste
, se désole Zenit Djozic, l’ancien batteur croate du groupe qui a délaissé la musique au profit de la production télévisuelle à Sarajevo.
Je suis très nostalgique. J’aimais cette période de ma vie et je crois que j’ai de la chance d’avoir vécu dans ce pays. Il n’était jamais question de ce que nous étions, de notre héritage. Ça n’était pas nécessaire d’en parler.
Zenit est devenu célèbre sur scène et à la télévision en flirtant avec les limites de la liberté d’expression dans un régime totalitaire en fin de vie.
Mais il croit aujourd’hui que les restrictions qui étaient imposées de force par Tito servaient, en partie du moins, au bien des populations à la croisée de l’Est et de l’Ouest dont l’histoire est parsemée de conflits.
La démocratie n’est pas bonne pour tout le monde, dit-il, pas tout à fait à la blague.
Si vous observez le contexte de la Deuxième et de la Première Guerre mondiale, ce n’est finalement pas une idée si terrible, soutient-il. D’autant qu’après nos premières élections démocratiques, les nationalistes sont arrivés au pouvoir et, quelques mois plus tard, les combats ont commencé. Vous connaissez la suite de l’histoire.
La Yougo-nostalgie : voilà comment désigner le sentiment des deux musiciens, que de nombreux habitants de l’ex-Yougoslavie partagent.
Souvenir d’une vie plus facile
Au marché de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine, le souvenir indélébile d’un bombardement serbe qui a fait 68 morts en 1994 est imprégné dans le sol. Impossible d’éviter le cratère laissé par un obus et les taches écarlates qui l’entourent.
Mais ces traces de tout le sang qui a coulé ne recouvrent pas complètement cette nostalgie d’une vie plus douce que l’on raconte à ceux qui ne l’ont pas connue adultes.
Le pays à majorité musulmane est aujourd’hui en proie au chômage et à la pauvreté.
La vie était meilleure à l’époque. Et plus facile. On connaissait des heures de travail régulières avec des pauses les fins de semaine, alors qu’aujourd’hui, nous travaillons toujours plus, de 10 à 15 heures par jour, les samedis et dimanches aussi
, se désole Ramiz Karic, un marchand, en pressant le jus de ses grenades.
Les travailleurs avaient un mois de vacances garanti, les soins de santé étaient pris en charge. Aujourd’hui, nous n’avons rien de ça.
Les étals colorés du marché de Sarajevo sont un peu à l’image de l’ex-Yougoslavie. Le raisin provient de la Macédoine, les mandarines de Croatie, les poivrons rouges, eux, ont fait le voyage depuis la Serbie, alors que les tomates ont été cultivées en Albanie.
Les grenades de Ramiz Karic sont acheminées tous les jours du Monténégro. Les frontières érigées dans les Balkans de l’après-guerre ne veulent rien dire, croit-il.
Pour survivre, économiquement du moins, insiste-t-il, nous avons encore besoin les uns des autres.
La petite-fille de Tito dénonce l’héritage sacrifié
À Belgrade comme à Sarajevo, les Yougo-nostalgiques se retrouvent dans quelques cafés enfumés à la gloire du pays disparu et de son dirigeant à la main de fer.
Le temps et la guerre semblent avoir effacé pour beaucoup les traces du défunt dictateur communiste Josip Broz Tito, l’homme du parti unique, de la répression des opposants et des goulags.
Le maréchal Tito avait réunifié par la force la Yougoslavie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale; elle est aujourd’hui fragmentée en sept pays distincts. Il a interdit les religions sur la place publique et étouffé les revendications linguistiques et nationalistes.
La Yougoslavie a été assassinée en 1991, c’est notre tragédie.
Elle a dans le regard bleu acier quelque chose du maréchal Tito. La petite-fille de l’ex-dirigeant raconte qu’elle n’aurait jamais cru la guerre possible entre voisins.
Elle aussi montre du doigt les politiciens nationalistes qui ont pris le pouvoir après les premières élections libres en ex-Yougoslavie.
Malheureusement, ils sont parvenus à créer une masse critique de peur au sein de la population, se désole-t-elle. Si une personne entend tous les jours que son voisin va devenir son ennemi et va le tuer, elle finit par se dire qu’il vaut peut-être mieux tuer le voisin plutôt que d’attendre.
Cardiologue de profession, Svetlana se consacre depuis 20 ans à une ONG qui milite pour le développement de la société civile.
Elle regrette le passé, mais préfère regarder devant. Elle se montre dure envers ses compatriotes.
Quand je compare les Balkans au reste de l’Europe, je suis triste. Notre peuple est dépourvu de courage civique pour résister, pour s’opposer, pour désobéir, pour se battre pour ses droits.
Bâtir des ponts dans une atmosphère surchauffée
Dans la petite ville de Mostar, nichée dans les montagnes de la Bosnie-Herzégovine, le stari most, le vieux pont construit au 16e siècle, ne trahit plus aucune trace de sa destruction quasi totale au début des années 90. Les touristes foulent de nouveau ses pavés, restaurés avec l’aide de l’UNESCO.
Un symbole de la fin d’une guerre fratricide. Mais les graines de la discorde et de la haine qui ont mené à sa ruine aux mains des forces croates sont toujours ensemencées aujourd’hui.
Dans l’esprit de bien des citoyens de Mostar, la guerre est terminée. Mais les politiciens de la ville chauffent l’atmosphère. Ils créent une impression chez les gens que la guerre est à la veille de commencer
, dit Sead Djulic, un Bosniaque qui a vécu toute sa vie à Mostar.
Son vieil ami serbe Milan Racic a l’humour grinçant lorsqu’il parle des difficultés de cohabitation entre les communautés depuis la fin de la guerre. On ne retrouve plus qu'environ 4000 Serbes ici alors qu’ils représentaient jadis environ le tiers de la population de 100 000 habitants.
À Mostar, les seuls qui vivent dans une véritable paix entre communautés, ce sont ceux qui sont enterrés au cimetière multiethnique de Sutina. Là, des catholiques, des musulmans, des orthodoxes et des athées se côtoient en paix.
Avec le jeune Toni Sarac, les hommes forment un improbable trio à Mostar. Le Serbe, le Bosniaque et le Croate se consacrent à unir les jeunes de leurs trois communautés à travers des projets culturels comme le théâtre.
Le genre d’initiative personnelle qui fait difficilement le poids face à une extrême droite bien active en politique.
Rien n’est réglé
De retour en Serbie, le kiosque de Vojislav Seselj attire une longue queue de jeunes Serbes qui veulent être pris en photo aux côtés du député.
L’ultranationaliste virulent a été condamné pour crimes de guerre par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Des crimes dont il se dit encore fier aujourd’hui.
Sa condamnation ne l’empêche en rien de siéger au Parlement et de militer pour son projet de « Grande Serbie ».
Notre pays était artificiel et le régime communiste a détruit les terres de Serbie en les divisant, soutient-il. Je veux la Grande Serbie. Moi, mes fils ou mes petits-fils, nous y parviendrons. Tous les Serbes, dans un seul pays.
C’est le genre de discours qui plaît à Milan, un jeune étudiant en médecine qui fait écho aux propos de son modèle politique.
La Yougoslavie était une grave erreur. Nous avons donné aux Croates et aux Bosniaques nos terres et ils nous détestent, affirme-t-il. Moi, je ne déteste personne, mais j’aime mon pays et pour moi, c’est Seselj le président.
À quelques kiosques de là, Nele Karajilic, le rocker devenu auteur, est assiégé par des admirateurs en quête d’une dédicace et d’un égoportrait.
Les guerres en Bosnie nous apportent toujours plus de questions que de réponses, parce que personne ne s’intéresse aux réponses.
Aucun pays de l’ex-Yougoslavie ne s’est à ce jour prêté à un exercice commun de mémoire pour exorciser les démons de la guerre. Pas de vérité et réconciliation ici, à chacun ses blessures, à chacun ses traumas et son interprétation de l’histoire, au risque peut-être d’en répéter les moments les plus sombres.