Nombre d'historiens prétendent à l'objectivité. Pourtant, ils ne racontent pas la même histoire, même s'ils s'inspirent des mêmes faits. C'est que l'affaire est complexe. Le cadrage de l'un, par exemple, ne sera pas celui de l'autre. À l'histoire politique du premier, le second opposera l'histoire sociale. De même, à l'heure de l'interprétation, inévitable, même chez ceux qui se réclament de la neutralité, des désaccords surviendront. Tel événement, reconnu par tous, est-il vraiment la cause de tel autre? On sait, par exemple, que les historiens de l'école de Montréal (Frégault, Brunet et Séguin) attribuaient les retards socioéconomiques du Québec à la Conquête, alors que ceux de l'école de Québec (Trudel, Ouellet et Hamelin) les attribuaient plutôt à des problèmes d'origine interne à la société canadienne-française, dont l'omniprésence du clergé. Plus tard, d'autres rejetteront même cette thèse d'un quelconque retard. Qui dit vrai?
Pourquoi, au lieu de trancher, ne pas accepter «la nature polémique de l'historiographie», pour reprendre les mots de l'historien Ronald Rudin? Les profanes refusent souvent d'y croire, en attribuant aux faits historiques un caractère figé, encouragés en cela par les historiens qui se drapent presque toujours dans le manteau de l'objectivité, mais l'historiographie n'est pas neutre et ne saurait l'être, pour les raisons déjà évoquées. Au lieu de s'en désoler et d'en conclure que certains cherchent à nous tromper, pourquoi ne pas plutôt s'en réjouir?
C'est, en effet, parce que la discussion continue que l'histoire reste une matière à la fois vivante et passionnante. N'est-ce pas justement parce que son rôle dans la fondation de Québec est soumis à la critique (récemment, par le jeune historien Mathieu d'Avignon) que Champlain fait encore l'actualité? Bienvenue, donc, aux iconoclastes qui remettent sans cesse en mouvement les épisodes empoussiérés de notre passé, même les plus nobles. Il n'est d'ailleurs nul besoin de partager toutes leurs interprétations pour saluer la pertinence de leur démarche critique.
Dans le groupe, le vieux Marcel Trudel -- 90 ans -- est un maître incontesté, comme en fait preuve «la suite» de ses Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, publiée dans la collection «Bibliothèque québécoise». Comme tous ses collègues, Trudel clame son attachement à la seule vérité. «Moi, déclarait-il dans une entrevue de 1981, l'interprétation, la grande philosophie de l'histoire, ça ne m'intéresse absolument pas.» Sa position revendiquée: «Être complètement neutre en face de ces idéologies.» Son oeuvre, pourtant, archi-critique à l'égard de l'interprétation nationaliste de notre histoire, regorge de prises de position très contestables (la Conquête aurait été un bienfait, de même que l'union des deux Canadas) qui semblent franchement motivées par le désir d'en découdre. Or c'est précisément cet esprit de la ruade qui donne toute leur saveur aux brefs textes polémiques regroupés dans Mythes et réalités dans l'histoire du Québec. La suite.
Les justifications avancées par les Mohawks pour appuyer leurs revendications territoriales, avance-t-il par exemple, reposent sur une «histoire falsifiée». Cartier en a bien rencontrés quelques-uns sur les rives du Saint-Laurent en 1535, mais, cinquante ans plus tard, ils n'y sont plus. Les Mohawks d'aujourd'hui ont-ils raison, cela étant, de revendiquer des droits ancestraux sur ces rives? «Selon les preuves de l'archéologie, conclut Trudel, ces ancêtres mohawks habitaient au XVIe siècle à l'embouchure de la rivière qui se déverse dans le fleuve Hudson, à Albany, dans l'État de New York actuel; et, selon les cartes d'époque, la majorité de cette nation est toujours là durant les XVIIe et XVIIIe siècles.» Quant à l'affirmation voulant que l'imposition n'ait jamais existé chez ce peuple (on comprend tout de suite à quoi elle sert dans le contexte actuel), elle serait, selon des preuves avancées par Trudel, totalement fausse.
L'épopée de Dollard des Ormeaux, sous la plume de l'historien, passe aussi un mauvais quart d'heure. L'affrontement entre les Iroquois et Dollard et les siens a bel et bien eu lieu et constitue «un fait réel des guerres franco-iroquoises du XVIIe siècle», mais le récit qu'en ont fait les historiens nationalistes tiendrait de l'enflure verbale. D'abord, cette escarmouche a eu peu d'effet sur la suite des choses. Ensuite, ces descriptions qui montrent les jeunes Français en guerriers pieux reposent sur des sources peu fiables. Dans ce chapitre, Trudel en profite aussi pour brosser une cinglante caricature de Lionel Groulx, son ancien maître. «Par contre, écrit-il, le verbe chez lui était fort; même dans une conversation intime, le ton oratoire lui venait de nature comme si sa gorge ne pouvait émettre que de l'épopée.»
Dans un chapitre où il dénonce le «racisme» dans lequel il fut élevé, Trudel s'en prend avec une singulière mauvaise foi aux historiens Garneau et Groulx et au théologien Mgr Pâquet. Bien sûr, ces hommes ont chanté la pureté de la race canadienne-française, son rôle messianique en Amérique et sa supériorité spirituelle sur ses voisins matérialistes. Trudel a raison de le souligner. Sa critique, toutefois, pèche par absence de mise en contexte (rôle compensatoire de ce discours), par anachronisme et par son caractère unilatéral. À le lire, on croirait que le «nationalisme extrémiste», au Canada, est l'apanage des francophones. Des ouvrages comme Loyalisme et fanatisme. Petite histoire du mouvement orangiste canadien, de Pierre-Luc Bégin, et Quebec Bashing, de Patrick Bourgeois, tous deux publiés aux Éditions du Québécois cette année, montrent qu'il n'en est rien. Saine, la perspective autocritique de Trudel, quand elle s'emballe, devient irritante.
Si on pardonne ces dérapages à l'historien, c'est qu'il a su trouver, dans cet ouvrage, le ton parfait pour transmettre à son lecteur le goût d'une histoire en débat. D'une clarté stylistique irréprochable, ses courts textes, exempts de tout lyrisme à la Groulx, sont néanmoins magnifiquement écrits et capables d'humour au passage. Même quand ils choquent, ils ne cessent de ravir.
On répète souvent que nous sommes, au Québec, dans une ère d'opinions. Pourquoi ne pas mettre à profit ce penchant -- qui peut être sain s'il est bien canalisé -- pour dynamiser les classes d'histoire du secondaire et du collégial en y faisant entrer une approche polémique de l'histoire qui met en jeu la connaissance des interprétations et la compétence d'en débattre?
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Mythes et réalités dans l'histoire du Québec
La suite
Marcel Trudel
Bibliothèque québécoise
Montréal, 2008, 304 pages
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