Patrick Cockburn – Le président Recep Tayyip Erdogan cherche à étendre son régime autoritaire, mais son pays est assailli par des problèmes à la fois domestiques et extérieurs.
L’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara par un agent de la police anti-émeute, âgé de 22 ans, souligne le degré de déstabilisation de la Turquie par la haine et la violence engendrées par la guerre en Syrie. Des tueries et des attentats spectaculaires se produisent tous les quelques jours où l’identité, les affiliations ou les motifs des auteurs sont souvent mis en doute parce que les attaques sont le reflet des multiples crises menaçant de mettre en lambeaux la Turquie.
Les circonstances entourant le meurtre de l’ambassadeur Andrey Karlov par Mevlut Mert Altintas sont un exemple de cette surenchère de suspects possibles. Beaucoup d’observateurs turcs regrettent qu’il ait été abattu par les forces de sécurité peu de temps après l’assassinat, parce que ses possibles connexions pointent dans des directions différentes et la raison de ses actes peut ne jamais être expliquée.
Les médias internationaux se sont généralement concentrés sur son cri « N’oubliez pas Alep! N’oubliez pas la Syrie! » Cela s’inscrit dans l’interprétation à courte vue selon quoi beaucoup de Turcs sont enragés par le soutien de la Russie au président Bachar al-Assad en Syrie et pour sa recapture de l’est d’Alep. Et peut-être que l’un d’entre eux a décidé de passer à l’action.
Mais ces cris n’étaient pas les premiers mots du tueur juste après avoir commis son meurtre, et peut-être pas les plus significatifs. Ceux-ci étaient en arabe et évoquaient ceux qui « offrent à Mohammed leur allégeance pour le djihad », suggérant que celui qui les prononçait était impliqué dans les cercles du jihad en Turquie. Cela contredit la thèse d’une réponse spontanée aux événements d’Alep, mais ne dit pas grand-chose sur les affiliations de l’homme armé.
Les commentateurs turcs les mieux informés suggèrent qu’il s’agissait de Jabhat al-Nusra, anciennement affilié à Al-Qaida en Syrie ou alors du mouvement de Fethullah Gulen, à qui le gouvernement turc reproche la tentative de coup d’État du 15 juillet. D’autre part, ils admettent qu’il aurait pu être un tueur isolé qui se sera trouvé « au bon endroit au bon moment ».
Les dirigeants turcs et russes sont avant tout soucieux de s’assurer mutuellement que le meurtre d’un haut diplomate russe ne rompra pas leurs nouveaux liens d’amitié. Le président Vladimir Poutine et le président Recep Tayyip Erdogan ont fait des déclarations à cet effet, juste après que les ministres des Affaires étrangères turcs, russes et iraniens se soient rencontrés à Moscou pour une discussion préalable sur la Syrie. Après s’être avérée incapable de protéger M. Karlov, la Turquie devra probablement payer un prix en étant plus accommodante à l’égard de la Russie en ce qui concerne la Syrie.
Ce qui n’est pas douteux, c’est que la Turquie devient un endroit plus violent, avec un pouvoir affaibli. Rien qu’au cours des dix derniers jours, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou l’un de ses rejetons a tué 58 personnes, principalement des soldats et des policiers dans des attentats à la bombe soigneusement planifiés. Les responsables politiques de la minorité kurde, soit environ 14% des 80 millions de Turcs, sont accusés d’infractions terroristes pour avoir exprimé la forme la plus légère de dissidence. Il en va de même pour les Alevi qui représentent 15% de la population. L’échec du coup d’État militaire du 15 juillet a provoqué une purge de soldats, de fonctionnaires, ainsi que dans les universités et les médias soupçonnés de connexions gulénistes avec plus de 100 000 personnes licenciées ou suspendues et 37 000 autres arrêtées. Il y a un état d’urgence permanent et la purge s’est étendue bien au-delà des gulénistes présumés pour inclure n’importe qui tant soit peu critique de M. Erdogan et de son parti de la Justice et du Développement (AKP).
Cela aurait pu tourner autrement. Alors que le ainsi-nommé Printemps arabe se développait dans la région il y a six ans, la Turquie aurait pu servir de médiateur pour prévenir la violence et contenir les crises. Au lieu de cela, elle a soutenu les Frères musulmans en Syrie et ailleurs et a eu de la complaisance à l’égard de jihadistes toujours plus extrêmes. M. Erdogan n’était certainement pas le seul à penser qu’il y aurait un changement de régime à Damas, mais il était le plus touché quand le projet s’est avéré être un échec.
La Turquie est maintenant confrontée au cauchemar d’un contrôle kurde le long de la plus grande partie de sa frontière avec la Syrie et l’Irak. En Syrie, il existe un État kurde de facto, en alliance militaire avec les États-Unis, régi par la branche syrienne du PKK. Le gouvernement turc a établi un cordon sanitaire anti-kurde sanitaire plus à l’ouest, mais il est resté largement muet tandis lorsque les forces armées syriennes ont repris l’est d’Alep. La politique turque dans le nord de la Syrie est maintenant centrée contre les Kurdes et les espoirs de se débarrasser de M. Assad ne sont plus d’actualité.
A l’opposé de tous les propos belliqueux tenus par M. Erdogan sur une intervention militaire en Irak et en Syrie au cours des six derniers mois, ses actions sur le terrain sont restées prudentes. Mais la tentation peut encore exister, pour briller auprès des cercles les plus nationalistes et prouver son contrôle sur une armée turque qui a subi de profondes purges, d’envoyer celle-ci plus profondément en Syrie et même en Irak.
Mais ces initiatives peuvent être au-delà de la capacité de l’État turc qui manque d’alliés étrangers prêts à soutenir ses politiques. Il y a des espoirs à Ankara qu’une administration de Donald Trump serait mieux disposée à l’égard de la position turque que le président Obama, mais personne ne sait si la nouvelle position américaine sera très différente de l’ancienne. Du point de vue de la Turquie, la Russie et l’Iran peuvent sans doute ne pas être de grands alliés, mais ils pourraient par contre être de très vindicatifs ennemis.
Les gouvernements en difficulté jouent parfois la carte nationaliste en voulant se tirer d’affaire par une intervention militaire à l’étranger. Le résultat est généralement désastreux, bien qu’il existe un soutien populaire parmi les Turcs pour une action contre le PKK dans ses enclaves étrangères. Un journal turc parle même de « drainer le marécage du Qandil », une métaphore particulièrement mal choisie qui fait référence aux bases du PKK dans les montagnes de Qandil, l’une des plus grandes forteresses naturelles sur terre.
L’assassinat de M. Karlov est un autre symptôme montrant que la crise générale au Moyen-Orient et en Afrique du Nord affecte la Turquie. Les forces déchaînées en Syrie et en Irak aggravent les fractures existantes en Turquie. M. Erdogan déploie son régime autoritaire, mais il gouverne un État affaibli, incapable de faire face aux crises qui s’aggravent dans le pays comme à ses frontières.
Patrick Cockburn | 19 décembre 2016 – The Independent
Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.
Traduction Lotfallah pour Chronique de Palestine
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