CUBA - C’était, je crois, en 1978. J’habitais à La Courneuve, une banlieue parisienne très grise et affreuse, remplie d’HLM tout aussi affreux et sales, une banlieue de celles où l’on a allumé des feux de désespoir il n’y a pas si longtemps.
J’étais aussi en exil depuis la fin de 1970, d’abord à Cuba, puis en France à partir du mois de juin 1974. Ce qui est aussi une forme d’habiter nulle part, peu importe l’endroit ou le pays. Car on ne s’installe pas dans l’exil, ce mot est banni, on ne fait que compter les heures et les jours, puis les mois et les années, et les combler du mieux qu’on peut. Car l’exilé n’est pas un immigrant, attention de ne pas confondre. Il y a même des exilés qui refusent d’apprendre la langue du pays d’accueil, par peur d’adaptation, de compromis et de trahison envers sa terre natale. L’exilé ne rêve que d’une chose: regagner son pays au plus vite, à la première occasion. Il dort avec sa valise à côté de lui, il la regarde sans cesse, car elle contient tous ses rêves. Elle doit être des plus légère et discrète, car il lui faudra voyager léger et être prêt à tout abandonner pour franchir les frontières qui nous séparent du pays natal, en toute légalité ou clandestinement, car l’exilé est prêt à tout risquer. Les jours et les nuits ne sont plus qu’attente interminable. Notre fausse identité commence à nous peser et on rêve de retrouver enfin sa vraie identité, celle pour laquelle on a tout donné et tout abandonné.
Cela faisait donc près de huit ans que j’étais sans le Québec, sans mes repères, sans famille. À Paris, j’avais joint les rangs d’une organisation révolutionnaire et je devais aller combattre dans la guérilla en Argentine, c’était une autre façon de me rapprocher de mon pays, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Il y avait deux puissantes organisations de guérilla dans ce pays et l’une d’elles avait intégré des combattants venus de différents pays de la région. Je voulais être le représentant du Québec, celui qui vient nord, et combattre le même ennemi commun, l’impérialisme, aux côtés de mes frères latino-américains. Le Che était mort il y a une dizaine d’années, mais son exemple nous inspirait encore. Or, vers cette date, en 1978, mes camarades de la guérilla argentine avaient tous été tués ou presque. Federico, Marco, Carlos, Enrique, que j’avais connus à Cuba ou dans l’exil parisien, étaient morts au combat ou étaient disparus à jamais, les militaires les ayant enterrés dans des fosses communes ou les avaient lancés dans la mer lors des fameux «vols de la mort». Moi, j’étais encore bien vivant, j’avais échappé de nouveau à la mort, en attendant patiemment mon tour dans cette La Courneuve infernale.
Mon HLM n’était plus qu’un appartement désert, alors que pendant des années, il avait hébergé plusieurs membres des organisations révolutionnaires d’Amérique latine, ce dont la police française était certainement au courant puisqu’à moi, on me refusait une carte de séjour d’un an ou plus, alors qu’aux autres, on l’avait donnée… Même mon imprimante, une Gestetner bruyante, qui servait à imprimer des tracts et de petites brochures, s’était tue. Je me sentais soudainement orphelin et sans cause. J’avais oublié le Québec et celui-ci m’avait peut-être aussi oublié… Un véritable drame personnel.
Un jour, j’entendis parler qu’on présentait dans un cinéma du Quartier Latin à Paris, un film québécois dont on disait beaucoup de bien dans la presse parisienne. Il s’intitulait La tête de Normande Saint-Onge, de Gilles Carle. De lui, je me souvenais du magnifique Guy L’Écuyer dans La vie heureuse de Léopold Z, et de la non moins magnifique Andrée Lachapelle, dans Le viol d’une jeune fille douce, deux films sortis avant mon départ du Québec.
Vous dire que j’ai été foudroyé du début à la fin du film ne serait pas assez fort. Je voyais évoluer à l’écran des personnages qui me ressemblaient tellement, mais dont j’avais oublié jusqu’à la voix, cette voix qui nous caractérise si bien. Ils s’exprimaient librement, merveilleusement, ils s’aimaient à n’en plus finir, dans le sens physique du terme. Je n’avais pas vu ce genre de cinéma depuis longtemps. J’étais, je crois, le seul Québécois dans la salle, et je ne pouvais m’empêcher de réagir bruyamment. Je voulais être Raymond Cloutier et faire l’amour à Carole Laure, cette Normande Saint-Onge qui me convenait tout à fait, je voulais être son chambreur, son sculpteur. Le Québec avait donc changé à ce point? me suis-je demandé.
C’est à ce moment précis, je m’en souviens parfaitement, que j’ai décidé de rentrer au Québec et de faire face à la justice, comme on dit. Le temps de la sécheresse affective avait assez duré. Je voulais chasser l’exil de ma vie même si je sais que j’en porterai toujours la marque indélébile.
Merci, Gilles Carle.
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