La télé nuit-elle vraiment à la démocratie ?

Tribune libre

La télé et les intellectuels font souvent mauvais ménage. Accusée de tous les maux (bêtise du public, de ceux qui font la télévision, connivence des journalistes et des politiques, …), ces analyses ont pour point commun un mépris du public, considéré comme incapable de réflechir. G. Lipovetsky, dans une analyse portant sur l’impact de la télévision sur la démocratie , considère de repenser la relation du spectateur et du citoyen. Contre le processus de diabolisation de la télévision habituellement menée par les intellectuels, il tente de répondre à un certain nombre de critiques qui ont été attribuées à celle-ci. La télévision, née il y a cinquante ans, s’est imposée comme le premier média dans tous les pays occidentaux. Chaque français la regarde en effet plus de trois heures en moyenne par jour . Cette omniprésence pose la question de son omnipotence, autrement dit : quelles influences exercent-elles sur les citoyens ?

TV et standardisation

Le premier grief adressé à la télévision est de transformer les individus en « citoyens standards » , de réduire les individus en purs produits uniformes. Certes, admet-il, elle a généré une homogénéisation des comportements et des pensées, mais cette massification du public est contrebalancé par la diffusion d’une morale fondée sur l’autonomie, qui a permis aux individus, non de devenir un simple exemplaire des autres, mais de se libérer des classes et des traditions qui pesaient sur eux. Les médias, et notamment la télévision a privatisé les comportements et les jugements, et a finalement favorisé la liberté de penser. Au point que G. Lipovetsky juge les médias comme la poursuite du processus des Lumières. Certes, mais il reste à savoir si cette « contribution à l’avènement historique d’une nouvelle culture individualiste » n’est pas allé en réalité de pair avec la privatisation de la raison. En effet, la liberté de penser encouragée par les médias semble être un usage purement privé de la raison, ce qui est un déni du principe de publicité. Kant fondait l’espace public sur l’usage public de la raison : quelles sont donc les conséquences de cette privatisation de la raison sur la vigueur de l’espace public ?

Le téléspectateur passif

Le deuxième reproche fréquent est celui de la passivité qu’entraînerait la télévision. Pour G. Lipovetsky, il existe une activité, ou plutôt une réactivité du téléspectateur. Le sensationnalisme, l’exacerbation des peurs et des fantasmes collectifs, souvent pratiqué par les médias, renferment une positivité : il est possible de les considérer comme « ce qui poussent] les individus à réagir, à protester, autrement dit à se poser en acteurs » , favorisant alors « les mobilisations et protestations des consommateurs et des citoyens ». [D. Wolton a également souligné, dans plusieurs ouvrages, l’autonomie du public à l’égard des messages diffusés par la télévision. Selon lui, l’individu sait établir une distance, voire une résistance face à ces derniers . On a souvent dit que l’usage quotidien de la télévision, de même que la répétition des mêmes images (le « matraquage »), produit une banalisation, une sorte de naturalisation du monde qui enlèverait toute capacité critique à son égard. A cela D. Wolton rétorque, contre ce qu’il appelle le « conformisme critique » des élites, que l’individu, doué d’un sens critique, met celui-ci précisément à l’œuvre dans son utilisation journalière de cet instrument. La relation entre télévision et récepteur ne se ferait pas sur le mode de l’unilatéralisme mais sur celui de l’interactivité. Ce média contribuerait à la construction d’une culture critique. Cependant, le sensationnalisme semble bien plutôt à double tranchant : si l’on prend l’exemple de la campagne présidentielle de 2002, menée sur le thème de l’insécurité, il est possible de se demander si la « réaction » des citoyens ne s’est pas révélée être une manipulation d’une partie des médias plus qu’une campagne d’information. Autre exemple : les images de guerre, mises en scènes par les médias, et passant en boucle sur les chaînes conduisent plus les citoyens au fatalisme, et donc à la passivité qu’à la mobilisation. La réaction face à la télévision semble donc devoir être nuancée.

Le spectateur isolé

La troisième critique faite à la télévision est celle d’isoler les individus, de détruire les liens sociaux. Selon G. Lipovetsky et D. Wolton, elle ne nie aucunement l’intersubjectivité : « on ne regarde pas seulement les programmes ; on en parle » . Regarder la télévision est une « participation libre et individuelle à une activité collective » . Elle serait ainsi un instrument de lutte contre l’individualisme. Le problème est que la discussion n’aura lieu que dans le cadre de la sphère d’intimité : c’est ainsi toujours l’usage privé du raisonnement que la télévision favorise, et non son usage public. L’auteur donne plusieurs exemples pour étayer son argument : le mondial de football, la mort de la princesse Diana et les attentats du 11 Septembre. Les médias se sont en effet, ici, avérés être des catalyseurs de l’opinion publique, permettant une communion entre les citoyens.

La dépolitisation

Le quatrième argument utilisé contre la télévision consiste à lui reprocher de « dépolitiser la politique » . G. Lipovetsky ne le croit pas. Par la diffusion de débats et l’omniprésence des leaders politiques, la télévision créent des figures médiatiques qui permettent aux électeurs de se reconnaître en eux, et partant, de s’intéresser à la politique. Cette neutralité permettrait aux individus de se forger librement leur opinion. Ceci signifie l’emprise des techniques de communication sur l’espace public politique et pervertit le vote de l’électeur qui votera alors plus pour une personne que pour un programme. A cela s’ajoute, nous dit G. Lipovetsky, la réalité de la neutralité des chaînes de télévision à l’égard des partis. Argument qui semble discutable au regard des nombreuses connivences existantes entre les personnalités politiques et le monde des médias, qui ont pour effet de biaiser le jugement du public. Cette neutralité est sans doute plus affichée que pratiquée.

La télé, miroir du monde ?

La télévision réaliserait, selon D. Wolton, l’idéal démocratique, puisqu’elle offre à tous l’accès à l’information, condition sine qua non de l’exercice des droits du citoyen. Elle permettrait au citoyen spectateur de « décoder le monde » . Deux questions peuvent être posées : est-ce le rôle de la télévision ? N’est-ce pas lui attribuer une responsabilité qu’elle ne saurait endosser ? Si oui, le problème de la qualité de l’information surgit : si celle-ci est mauvaise, qu’elle soit fausse ou partielle, la télévision ne devient-elle pas alors un miroir déformant du monde ?
Malgré tout, il est clair que ce média de masse est une ouverture sur le monde, un lien à la réalité historique, en admettant, bien entendu, qu’il y ait de la « vérité » dans ses messages. D. Wolton donne l’exemple de la télévision russe qui depuis 1992, selon lui, a permis « aux millions de citoyens d’accéder librement à toutes les mutations du pouvoir politique ». Certes, l’accès à ces informations est libre, mais sont-elles indépendantes de ce même pouvoir ? Il est en effet douteux que l’information en Russie soit affranchie totalement de l’Etat, comme en ont témoigné les manipulations de la population russe par la télévision officielle, véhiculant l’idée d’un complot occidental dirigé contre la Russie, manipulation servant à occulter la perte d’influence de ce pays , ou la condamnation de la « révolution orange » en Ukraine, largement relayée par les médias. Dans ce cas, ne faut-il pas considérer la télévision comme ce qui rend opaque le pouvoir ?

D. Wolton opère une classification importante des types de télévision : il faut en effet distinguer télévision généraliste et télévision thématique, ainsi que télévision généraliste publique et télévision généraliste privée. Il considère la télévision généraliste comme supérieure à la télévision thématique car la palette de son offre étant plus grande, elle est une « communication nationale » , favorisant une communication à la même échelle entre les citoyens. De même, la télévision généraliste publique doit primer sur la télévision généraliste privée car cette dernière obéit à la logique de l’audience, ajustant alors l’offre sur la demande du public. Contrairement à cela, la télévision généraliste publique est un service public. Son indépendance par rapport aux critères de rentabilité la pousse, selon lui, à ne pas céder uniquement à la demande du public. Elle peut ainsi équilibrer sa programmation, et encourager les individus à s’intéresser aux affaires publiques plus que ne peut le faire la télévision privée. Cependant, le fait qu’elle soit publique comporte un désavantage : elle devient alors un organe de l’Etat, et cesse d’être une institution du public. Or, comme Habermas l’a montré, cette affiliation au public est la condition de son caractère démocratique. Le dilemme de la télévision est donc posé : étant privée, elle est indépendante du pouvoir politique certes, mais elle est soumise à des impératifs économiques qui peuvent nuire à la qualité de son offre, et d’autre part, la télévision publique peut proposer une offre plus variée et plus « politisante », mais elle est inféodé au pouvoir.

Les positions ici analysées sont fondées sur un unique présupposé, d’ascendance kantienne : la croyance en la distance critique des individus, « le paride l’intelligence du grand public » , permettant à la démocratie de se raconter, et donc de construire son identité. La télévision n'est-elle alors pas, au contraire, ce qui peut sauver la démocratie ?


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3 commentaires

  • Pierre Cloutier Répondre

    5 septembre 2014

    J'ajouterai ceci : pas besoin de la télé parce que toute façon l'Internet va nous permettre de toute façon d'avoir accès à toutes les télés du monde entier que l'on pourra écouter avec le développement de la traduction automatisée. Qu'est-ce qu'il y a à la télé de plus intéressant que ce l'on retrouve sur Internet? Des films? Des documentaires? Des jeux? Du sport? Des nouvelles? Quoi exactement? Je ne mets pas de date, mais l'Internet va bouffer tout cela. C'est déjà commencé d'ailleurs avec les journaux. Un monde finit, un autre commence. C'est comme l'arrivée de l'automobile qui a chassé le cheval de Pépère au début du 20 siècle. Qui se promène à cheval aujourd'hui?

  • Pierre Cloutier Répondre

    5 septembre 2014

    Personnellement, je vis à la campagne avec ma conjointe, près d'une petite rivière où l'eau est pure et nous sommes entourés d'arbres et on ne voit pas nos voisins, que, par ailleurs nous respectons.
    Cela fait au moins 5-10 ans que je n'ai plus d'argent de papier dans les poches et cela ne m'empêche nullement comme consommateur d'effectuer toutes les transactions que je veux, avec mes cartes de débit, ma carte de crédit et via Accès D Internet de Desjardins.
    Cela fait aussi 5-10 ans que je ne regarde plus la télévision, sauf de temps en temps une partie de hockey.
    Par contre, ma femme et moi sommes super branchés en haute vitesse sur Internet et nous avons, tous les deux, des ordinateurs sur table, portable et des tablettes.
    Nous sommes donc très très bien renseignés et en plus contrairement à la télévision, nous sommes interactifs, c'est-à-dire que nous sommes des consommateurs d'informations diverses provenant du monde entier avec un choix illimité et aussi des producteurs d'informations, via le courriel, les blogues et les sites web comme celui-ci.
    Donc, dans mon esprit, la télévision est dépassée et sera bouffée tôt ou tard par l'Internet, le réseau des réseaux tout comme la monnaie numérique bouffera la monnaie de papier.
    Et, en ce qui me concerne, c'est tant mieux. Si cela peut faire des citoyens mieux renseignés et moins abrutis, je dis bravo.
    Fuck Radio-Cadenas et TiVi A. Lorsque j'ai été obligé de faire un séjour à l'hôpital il y a quelques années, je n'arrivais pas à dormir avec toutes ces TV ouvertes à partir de 7:00 heures le matin pour nous abrutir avec leurs conneries de merde. Je suis devenu allergique.
    Pierre Cloutier

  • Archives de Vigile Répondre

    5 septembre 2014

    Qu'elle soit généraliste, thématique, publique ou privée, la télévision est entre les mains de faiseurs d'opinion qui par les contenus des messages très variés qu'elle diffuse formate les esprits des individus pour agir et ou être menés dans le même sillon, celui qui en fait des moutons.
    Si nous restons dans le découpage Est / Ouest, ce que la télévision des pays de l'Ouest propose comme contenu est semblable à ce qui se fait dans les pays de l'Est avec les effets spéciaux en plus.