Le dernier sondage laisse peu de doute : le Parti Québécois pourrait bien se retrouver majoritaire au terme de la campagne électorale à venir. Cela semble même probable, Évidemment, on ne saurait transformer une analyse en prophétie. Une campagne peut déraper. Des circonstances exceptionnelles peuvent renverser une tendance. Philippe Couillard pourrait surprendre et la CAQ pourrait imposer certains de ses thèmes. Quant à QS, peut-être parviendra-t-elle à mobiliser et étendre le vote contestataire de gauche? La politique est un art complexe et aucun stratège n’a une maîtrise complète du jeu dans lequel il s’engage. Pour le dire simplement, une élection n’est jamais gagnée d’avance.
Mais une question s’impose : comment un parti dont on disait l’existence compromise il y a quelques années a-t-il pu connaître ce qui s’apparente à une véritable renaissance politique? S’agit-il simplement d’une série de «bons coups» tactiques ayant provoqué un glissement de l’opinion ? Faut-il expliquer la vigueur nouvelle du parti souverainiste par la seule faiblesse d’un Parti libéral pratiquant un fédéralisme si dogmatique qu’il ne connecte plus aucunement avec l’immense majorité du Québec francophone et dirigé par un homme qui a pris les habits du roi-philosophe plutôt que ceux de chef politique? Ou n’y a-t-il pas quelque chose de plus profond qui joue? En 2012, le PQ était en fin de cycle. Est-il parvenu à s’inscrire dans un nouveau? Est-il finalement parvenu à se refonder?
On le sait, c’est la stratégie «identitaire» qui a redonné une emprise au PQ sur l’électorat. Annoncée en 2007, elle s’est progressivement déployée, avec des avancées et des reculs. Depuis l’élection de 2012, elle est clairement au cœur du programme gouvernemental. Cela a scandalisé ceux qui y voyaient une tactique électoraliste visant à détourner l’électorat des enjeux comme les finances publiques ou l’environnement. Dans cette perspective, évidemment, la question identitaire est traitée comme une question secondaire, bonne pour exciter les foules, mais n’étant certainement pas digne de s’inscrire dans les préoccupations de l’État. Cela a aussi scandalisé ceux qui y ont vu une agression contre les immigrants, comme si le PQ cherchait à monter contre eux les Québécois francophones.
Il ne s’agit pas d’une diversion
Mais la stratégie identitaire n’est pas une diversion. Elle a ramené dans le débat public la question essentielle des fondements existentiels de la communauté politique. Partout, aujourd’hui, les sociétés cherchent à réaffirmer leurs ancrages nationaux, historiques et pour tout dire, civilisationnels. Elles veulent éviter la terrible indifférenciation postmoderne qui prétend unifier l’humanité en abolissant les souverainetés et en neutralisant les cultures, en les coupant des sources vivantes qui les alimentent. Pour le dire autrement, un État assure l’existence politique d’une communauté historique. S’il s’abstrait de la culture historique qui le fonde, il peinera de plus en plus à identifier ses intérêts fondamentaux et accouchera d’une citoyenneté vide, atomisée, incapable de formuler une idée suffisamment consistante du monde commun. Une communauté politique est plus qu’une association d’individus enfermés dans leurs droits et c’est faute de le comprendre que certains partis vouent désormais un culte aux chartes de droits, comme s’il s’agissait de textes sacrés. C’est aussi, à bien des égards, parce qu’ayant perdu le sens du politique, ils ne voient plus la nation que comme un marché et les citoyens comme autant de consommateurs.
De la question de la nation, on passe vite à celle aussi vitale de la démocratie. Dans une société qui évacuait le politique au profit d’une forme d’individualisme radical, s’appuyant sur le régime des «droits», on constatait un déplacement du pouvoir des institutions représentatives vers des juges et une constellation de juristes gravitant autour du pouvoir judiciaire. Ceux-là croient avoir accès, avec les Chartes, à une «vérité révélée» à laquelle tous devraient se plier et qu’il serait sacrilège de questionner, car la remise en question du chartisme conduirait inévitablement à la «tyrannie» de la majorité. Qu’il y ait dans nos sociétés des «droits fondamentaux» va de soi, mais toute la question est de savoir comment les identifier, dans la mesure où les groupes et lobbies ont généralement tendance à présenter leurs revendications dans ce langage.
Faut-il congédier le politique? Malgré ses limites et ses excès, une des vertus de la Charte québécoise comparée à la Charte canadienne tient justement dans le fait qu’on peut l’amender sans procédure constitutionnelle exceptionnelle, ce qui limite, justement, la prétention qu’ont certains à la faire surplomber le débat public à la manière d’un texte sacré dont ils se veulent souvent les seuls interprètes légitimes. Le politique, autrement dit, peut reprendre ses droits. On insiste souvent sur son caractère quasi-constitutionnel, en oubliant ici que le terme important est «quasi», dans la mesure où elle peut être modifiée par la seule décision de l’Assemblée nationale, ce qui permet, du moins théoriquement, de limiter la tentation du despotisme éclairé qui caractérise trop souvent ceux qui se prennent pour les seuls représentants autorisés du progrès et qui veulent convertir à leur vision du monde une population récalcitrante, qu’on souhaite déposséder de son pouvoir politique parce qu’on la considère immature.
Il ne s’agit pas d’une agression
La «stratégie identitaire» n’était pas davantage une stratégie d’agression. Est-il encore légitime d’affirmer la préséance de l’identité québécoise au Québec, en rappelant qu’elle n’est pas qu’une partie parmi d’autres d’une nouvelle mosaïque diversitaire? Est-il légitime de rappeler que le Québec n’est pas une page blanche, et que la vocation du nouvel arrivant est de s’investir de son identité historique en apprenant à dire nous avec la nation d’accueil? Est-il légitime aussi d’affirmer que cette identité n’est pas qu’une agglomération de préférences individuelles mais qu’elle est le fruit d’une histoire, portée par celle qu’on appelle plus ou moins maladroitement la «majorité historique francophone»? La «majorité historique francophone» n’est pas qu’une communauté parmi d’autres, quoi qu’en pensent ceux qui s’imaginent qu’on peut abolir l’histoire et vivre dans un présent perpétuel dépolitisé où des ingénieurs identitaires multiculturalistes viendraient reprogrammer les fondements culturels d’une société.
C’est effectivement toute la question du multiculturalisme qui se pose ici. Cette doctrine, il faut le rappeler, entend inverser le devoir d’intégration et oblige la société d’accueil à transformer ses institutions pour accueillir la diversité. Dans cette perspective, la prépondérance de l’identité québécoise serait fondamentalement discriminatoire et elle devrait consentir à n’être qu’une composante parmi d’autres d’une nouvelle société plurielle. En fait, la prépondérance de l’identité québécoise relèverait de l’exclusion identitaire et sociale et transformerait le Québec en paria parmi les nations démocratiques. Ce multiculturalisme autoritaire, qui entend reprogrammer de part en part la vie sociale, en réduisant la culture nationale à un vaste système discriminatoire à démanteler, représente une négation radicale de l’idée même de nation. Toute identité substantielle doit être déconstruite : seule une citoyenneté procédurale et légaliste, délivrée de tout sentiment d’appartenance à une nation historiquement identifiable, pourra servir de monde commun. Pourtant, une société d’accueil a tout avantage à avoir une conception plus exigeante de l’intégration, qui exige une référence positive et substantielle à la société d’accueil, sans quoi l’échec de l’intégration continuera de peser sur le sort de tous.
Cette querelle est évidemment transposable dans la grande majorité des sociétés occidentales. On constate une chose : le multiculturalisme provoque des tensions en disqualifiant les exigences culturelles et sociales légitimes de la société d’accueil. Et puisqu’il se bute sur le refus légitime des peuples de voir leur identité déconstruite, il a tendance à criminaliser ses adversaires en les accusant de xénophobie et à multiplier les contraintes légales ou sociales pour s’imposer. Il y a chez plusieurs partisans du multiculturalisme une forme de fanatisme idéologique qui les amène à refuser de comprendre une chose simple : l’espace public ne saurait se distinguer entre une minorité idéologique moralement supérieure chargée d’éclairée une population baignant dans un vieux fond de préjugés. Derrière la critique du «populisme», qui n’est pas sans légitimité, on trouve souvent un mépris pur et simple du peuple et une volonté de réserver la discussion publique aux «sachants» qui, tolèrent mal de partager la parole avec ceux qui ne prennent pas leurs leçons chez eux.
Une stratégie qui réconcilie le souverainisme avec le nationalisme historique
Par ailleurs, la stratégie identitaire prend tout son sens dans l’histoire longue du nationalisme québécois. Le nationalisme n’a aucun sens s’il ne s’amarre pas dans la majorité historique francophone et s’il n’en fait pas la culture de convergence de la collectivité. Que serait un nationalisme étranger ou indifférent à l’identité du peuple dont il prétend défendre les intérêts, ou pire encore prétendant lui fabriquer une identité nouvelle culturellement aseptisée et purement technocratique mais conforme avec les exigences de la rectitude politique? Après le référendum de 1995, le PQ l’a oublié. Au nom d’une conception falsifiée de «l’ouverture», il a abandonné la langue, l’histoire, la culture, en aseptisant l’identité nationale jusqu’à la vider de toute signification. Ce sont des années délirantes qui ont fait beaucoup de mal au nationalisme québécois, dans la mesure où il a cherché à se déraciner lui-même en croyant ainsi se moderniser. Il a fallu la crise des accommodements raisonnables de 2006-2008, la montée de l’ADQ et une prise de conscience de sa possible disparition pour le ramener à la réalité et le convaincre de renouer avec un créneau qui était historiquement le sien : celui de la défense de l’identité québécoise.
En plus, avec la stratégie identitaire, les souverainistes sortent d’une impasse stratégique. Trop longtemps, le souverainisme s’est limité à une gestion social-démocrate de l’État et à une promesse référendaire dont on savait la tenue hypothétique. Entre l’élection et la tenue du référendum lorsque viendraient les «conditions gagnantes», il fallait se contenter de la bonne gestion des affaires provinciales, avec un nationalisme respectueux de l’ordre constitutionnel canadien, même si ce dernier concédait un espace de plus en plus réduit au Québec, contribuant ainsi à l’asphyxier collectivement. La stratégie identitaire a sorti le souverainisme de cette impasse : désormais, en affirmant clairement l’identité québécoise, il multiplie les champs d’action possibles. De la Charte des valeurs à la réforme de l’enseignement de l’histoire, en passant par l’ajustement des seuils d’immigration, et aujourd’hui, par le développement d’un «nationalisme des ressources naturelles» dont il ne devrait pas avoir honte, le souverainisme refait du nationalisme une «pratique de gouvernement», ou si on préfère, une politique qui contribue à la reconstruction de la conscience nationale dans un Canada qui l’oblitère.
Surtout, la stratégie identitaire permet de renouveler la critique du fédéralisme canadien, qui ne pouvait plus se définir exclusivement dans la querelle fondamentale, mais de moins en moins prégnante depuis 1982, des deux peuples fondateurs. C’est dans le Canada de 1982, refondé sur la négation du Canada historique des deux nations, que la question québécoise est appelée à se redéfinir. Le multiculturalisme canadien traite le Québec comme une province sur dix et le peuple québécois comme une grosse minorité ethnique sans statut singulier. La différence québécoise est de plus en plus traitée comme une anomalie culturelle régressive que la pleine adhésion – c’est l’héritage ici, du refus de Meech qui révèle toute sa portée. L’identité québécoise peut demeurer à la manière d’un sentiment subjectif : elle n’est plus considérée politiquement comme fondatrice de quoi que ce soit, et les Québécois doivent renoncer à leur singularité historique.
La stratégie identitaire, ici, permet de faire le procès du régime de 1982 et de renouveler la question de la différence québécoise, en lui permettant de se définir librement, à partir des principes que les Québécois considèrent valables. Alors que le Canada de 1982 reconditionne progressivement de grands pans de la population à partir de l’idéologie canadienne, lesquels en viennent à intérioriser ses préceptes doctrinaux et moraux, la stratégie identitaire ouvre directement un conflit de légitimité avec l’ordre de 1982, le souverainisme redonne vie à la critique du fédéralisme sur des bases plus vivantes correspondant aux préoccupations contemporaines qui à terme, révéleront inévitablement le caractère contradictoire entre la défense de l’identité québécoise et le maintien du lien fédéral. Car entre le multiculturalisme canadien et l’identité québécoise, il n’y a pas de réconciliation possible. Car on le voit : dès qu’il s’agit de sortir du multiculturalisme canadien, le Québec est en infraction morale avec la loi du pays. Preuve parmi d’autres, faut-il le dire, que la constitution n’est pas un texte abstrait, et qu’elle concerne les «vraies affaires».
La stratégie identitaire permet aussi, pour la première fois depuis longtemps, de redonner une certaine consistance historique et culturelle à l’identité nationale, qu’on avait trop longtemps réduite à sa seule dimension linguistique, aussi fondamentale soit-elle, évidemment. Comme l’avait noté Fernand Dumont, le français lui-même, vidé de toutes références à la culture, devenait alors pur instrument de communication, ce qui l’affaiblissait considérablement dans le contexte nord-américain, cela va de soi. Pour survivre et s’épanouir, le français doit être une langue utile et existentielle. Le français doit être langue de culture et langue d’identité. Et dans un contexte marqué par la mondialisation, ce sont d’autres facettes de l’identité collective qui ressortent.
On découvre ici la vertu du débat sur les «valeurs» ou sur la laïcité : on cherche ici à conserver l’héritage social et culturel de la Révolution tranquille tout en assumant plus largement l’histoire longue du Québec. La laïcité, ici, n’est pas un principe désincarné, censé abolir tout ce qui ne relève pas de sa logique stricte. Tout au contraire : à travers elle, on nomme l’héritage «émancipateur» de la Révolution tranquille et on institue une figure unifiée et substantielle de l’espace public dans une société tentée par le morcellement. La laïcité constitue un espace public surplombant les communautarismes et s’incarnant dans l’État. Elle rappelle que l’unité québécoise n’est pas seulement le résultat d’une juxtaposition tâtonnante de communautarismes masquant leur manque de convergence culturelle derrière la rhétorique du «vivre-ensemble». Mais contrairement à ce que souhaiteraient ceux pour qui la laïcité devrait se présenter comme un couperet idéologique, elle n’entend pas abattre les autres facettes de l’identité québécoise, notamment celles héritées du passé canadien-français. Il y en a pour qui cet accouplement de la laïcité et de l’identité est un scandale : c’est pourtant ce qui fait sa force, dans le contexte présent. Un peuple ne devrait jamais abolir sa mémoire et épuiser son identité dans un seul principe.
La nouvelle carte politique québécoise
Évidemment, les souverainistes se sont fait de nouveaux ennemis qui se regroupent dans le grand «parti du multiculturalisme», qui trouve des représentants à la fois dans gauche multiculturelle et la droite néolibérale, et qui a d’ailleurs cette singularité, aujourd’hui, de nier sa propre existence et de tourner en ridicule ceux qui le nomment. C’est ainsi qu’on a vu, dans le débat sur la Charte, des gens qui se réclamaient du multiculturalisme depuis des années nous expliquer que le multiculturalisme était non seulement absent au Québec, mais qu’il était même minoritaire en Occident. De même, la simple mention du trudeauisme dans l’espace public est discréditée et tournée en ridicule, alors que nous vivons encore, à ce qu’on sache, sous le régime constitutionnel implanté par Trudeau et transposant dans la durée et les institutions sa philosophie politique. Pourtant, les faits sont là, le débat politique s’est complexifié et reconfiguré à la lumière de la stratégie identitaire : ce ne sont plus seulement les souverainistes et les fédéralistes qui s’affrontent, mais les souverainistes nationalistes et les fédéralistes multiculturalistes. De ce point de vue, la différenciation entre les principaux partis politiques québécois est plus forte aujourd’hui qu’il y a une décennie.
Évidemment, il y a des souverainistes contre le virage identitaire, ou réservés à son endroit – on peut penser aux anciens chefs souverainistes qui ont invité le gouvernement à reculer. Étrangement, ils sont assez peu représentatifs de l’opposition souverainiste à la Charte, qui regroupe surtout une gauche assez radicale, qui a depuis un bon moment migré vers QS, et qui compense sa relative insignifiance électorale par un activisme médiatique à tout crin. Mais cette gauche souverainiste multiculturaliste finalement favorable au régime de 1982 et électoralement insignifiante représentait davantage une entrave pour la cause nationale souverainiste qu’une chance : elle invitait toujours les souverainistes à diluer le contenu identitaire de leur projet, sans quoi elle l’abandonnerait et elle refusait le principe d’une coalition avec les souverainistes de tous les horizons. Délivré de ces faux alliés, le mouvement national peut être heureux d’avoir clarifié les termes du débat politique et de les avoir redéfinis à son avantage.
L’avenir du mouvement national
Nous avons donc assisté, ces dernières années, et plus particulièrement ces derniers mois, à une refondation politique profonde du souverainisme québécois. Les concepteurs et partisans de la stratégie identitaire n’ont jamais dit qu’elle accoucherait de l’indépendance en six mois : ils ont dit et redit, toutefois, qu’elle ramènerait la question nationale à l’avant plan, tout en en révélant le nouveau visage. C’est ce qui arrive. Elle inscrivait finalement le souverainisme dans une nouvelle époque, ce qu’il peinait à faire jusque-là. On en revient à l’essentiel. Les nationalistes québécois devaient reprendre le contrôle du parti qui était historiquement le leur : ils l’ont fait. La parenthèse post-référendaire semble bel et bien fermée. Le souverainisme s’est réconcilié avec sa tradition fondatrice. Les souverainistes se posent à nouveau comme les héritiers naturels du nationalisme québécois. Évidemment, l’avenir demeure imprévisible. Mais la refondation de l’option souverainiste dans l’histoire longue du nationalisme québécois lui assuree un cadre stratégique qui lui permet de penser et d’agir à long terme. Cela n’épuise évidemment pas le travail à faire : cela permet quand même de le mener sur de bonnes bases.
La question identitaire – pour ceux qui veulent la comprendre et non la vomir
Pour assurer l’existence politique du peuple québécois
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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