eneviève Zubrzycki est professeure titulaire au département de sociologie à l’Université du Michigan, où elle dirige le Weiser Center for Europe and Eurasia en plus d’être directrice de la revue scientifique Comparative Studies of Society and History. Originaire de Québec, elle a obtenu son baccalauréat à McGill, sa maitrise à l’Université de Montréal et son doctorat à l’Université de Chicago. Ses recherches portent sur les liens entre l’identité nationale et la religion, la mythologie nationale et la mémoire collective, et le rôle des symboles religieux dans la sphère publique.
Son plus récent ouvrage récemment traduit en français, Jean-Baptiste décapité. Nationalisme, religion et sécularisme au Québec (Éditions Boréal, 2020), a remporté le prix du meilleur livre en sociologie politique de l’American Sociological Association, le prix John-Porter de l’Association canadienne de sociologie et le prix du meilleur livre de la Société internationale de sociologie des religions. Le Verbe l’a rencontrée afin de mieux comprendre les racines ambigües de l’identité nationale québécoise.
Révolte esthétique
Le Verbe : Avant 1908, les Canadiens français avaient saint Joseph comme saint patron. Cette même année, le pape Pie X l’a remplacé par Jean le Baptiste, le Précurseur. À quoi répond ce changement et quelle importance la figure du cousin de Jésus revêt-elle dans l’histoire du Canada français ?
Geneviève Zubrzycki : Il y a eu une sorte de décalage. En 1908, Jean le Baptiste a été reconnu par le pape en tant que patron des Canadiens français, mais l’Église canadienne avait déjà construit le récit canadien-français autour de lui depuis les années 1840. Même avant cette période, la Saint-Jean-Baptiste était une fête très importante. C’était une fête religieuse en Nouvelle-France, comme elle l’était en France et à travers le monde chrétien. Le premier banquet des patriotes a d’ailleurs eu lieu à la Saint-Jean-Baptiste et a été accompagné d’une série de toasts à leur cause.
Durant la Révolution tranquille, les symboles religionationaux ont fait l’objet d’une « révolte esthétique ». Le 24 juin 1969 marquerait un tournant. La mémoire collective ne l’a pourtant pas retenu. Comment l’identité canadienne-française s’est-elle dissoute sur le plan iconographique ?
On se souvient du 24 juin 1968, le lundi de la matraque, une soirée qui avait été violente. Pierre Trudeau est alors désigné comme l’ennemi. Au point de vue politique, le 24 juin 1968 symbolise la césure qui se fait entre le mouvement souverainiste, qui se définit, et Trudeau, qui est élu premier ministre du Canada le lendemain même. La mémoire collective s’est formée autour de cette date, mais le 24 juin 1969 est peut-être beaucoup plus important.
Au point de vue culturel, la décapitation du Baptiste, c’est la mort symbolique du Canada français. Lors du défilé, des membres de la foule ont saisi le char allégorique qui portait une statue du saint patron et l’ont renversé. La tête de la statue de Jean-Baptiste s’est détachée ; un incident qui, à mon avis, confère une puissance symbolique à l’évènement en rappelant la décapitation du saint dans les Évangiles. Il s’agit d’un meurtre par « iconoclash » (Bruno Latour). À l’opposé de l’iconoclasme, l’iconoclash se caractérise par l’ambigüité des intentions des acteurs, de la nature de leur geste et de la réaction que celui-ci suscite.
Les débats autour du saint, de l’agneau/mouton et du défilé ne sont pas le simple « miroir » des transformations institutionnelles alors en cours ; ils ont plutôt fait partie intégrante de la Révolution tranquille. La redéfinition de l’identité nationale qui s’est opérée surtout à partir de 1960 est inséparable de la figure de saint Jean-Baptiste et des débats qui ont porté sur lui. L’Église et la société Saint-Jean-Baptiste ont essayé d’apaiser les critiques du défilé en acceptant d’enlever l’agneau qui accompagnait le saint sur le char allégorique, mais ce geste à priori anodin a entrainé une série de transformations symboliques qui, au bout du compte, ont mené à la décollation du Baptiste.
Ce que j’essaie de montrer dans mon livre, c’est que, si le saint a été décapité en 1969, c’est bien parce que cette critique commence dès le début des années 1960. Cette révolte esthétique, qui n’a pas été étudiée et qui est passée inaperçue, était constitutive de la Révolution tranquille.
Ambivalence identitaire
En 1977, le gouvernement de René Lévesque a fait du 24 juin la fête nationale du Québec. Cette démarche s’inscrit dans une tentative de refondation de la nation sur des bases politiques. Curieusement, le premier ministre avait déclaré à l’Assemblée nationale que le « jour de la Saint-Jean-Baptiste serait désormais également connu sous le nom de la fête nationale du Québec ». Est-ce à dire que la fête des Québécois révèle leur ambivalence ?
Quand j’ai trouvé cette phrase dans le Journal des débats, j’ai été saisie. Après que Lévesque eut dit « également », Rodrigue Biron (Union nationale) et Camil Samson (Ralliement créditiste du Québec) ont rétorqué qu’il ne fallait pas oublier nos frères Canadiens français. Nous, Québécois, avons oublié que cette fête est aussi celle des Canadiens français partout en Amérique du Nord. Aujourd’hui, un jeune Québécois comprend spontanément que la Saint-Jean-Baptiste est la fête des Québécois et se figure difficilement qu’elle puisse être aussi célébrée par des Franco-Ontariens.
Cet article est paru dans le numéro spécial Exil de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
Ce que j’essaie de souligner, c’est que la fête a été nationalisée en étant sécularisée. En la sécularisant, ce n’est plus la fête des catholiques ni celle des Canadiens français, mais celle de tous les Québécois. Sa sécularisation entraine sa nationalisation. Cependant, il n’en demeure pas moins que, dans les faits, le 24 juin est la fête nationale des Québécois au sens civique et politique, et celle aussi, au sens culturel, des Canadiens français, même si ce terme n’est plus utilisé. Cette ambigüité est révélatrice de l’ambivalence identitaire.
Catholiques en quarantaine
En quoi la crise des accommodements raisonnables et le débat autour du crucifix à l’Assemblée nationale, retiré à la suite de l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, correspondent-ils à une persistance du catholicisme dans l’espace public ? Parallèlement, vous qualifiez les Québécois de « catholiques en quarantaine ». Qu’entendez-vous par là ?
Je ne crois pas que le débat soit terminé. Cette solution ne m’apparait pas être la plus productive pour le projet politique du Québec et étant donné sa population. Les Québécois ont un rapport à la religion qui est encore défini par l’impact de la Révolution tranquille. Ils ont une réaction très négative par rapport à la religion, surtout celle des autres. Ils sont des « catholiques en quarantaine » (dans la version originale en anglais, j’utilise le terme de recovering Catholics) en ce sens qu’ils demeurent des catholiques même s’ils ne pratiquent plus et qu’ils ne sont plus ou moins plus croyants. Comme un alcoolique qui ne boit plus, essaie de rester sobre, mais demeure alcoolique.
Le retour du Canada français
Un thème a émergé au Québec depuis un certain nombre d’années, plus particulièrement depuis l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) : le retour au Canada français. Dans Une démission tranquille, Jacques Beauchemin analyse le thème du retour dans les sciences sociales et soutient que la redécouverte du Canada français offre l’occasion de renouer, pour la première fois depuis la césure des années 1960, avec l’histoire longue de la nation en même temps qu’elle annonce le spectre d’une régression hors du politique1. Je me suis moi-même posé cette question : le Canada français est-il l’avenir du Québec2 ? La rémanence de ce thème a-t-elle de quoi surprendre ?
La CAQ, c’est le retour du Canadien français, mais c’en est aussi l’aboutissement. Ce dont on se rend compte, c’est que le Canadien français n’a jamais quitté le Québécois. Le but de la Révolution tranquille était de devenir une nation à part entière. On est une nation, mais on n’a pas d’État souverain, même si l’État du Québec se comporte souvent comme s’il l’était.
Comment promouvoir l’identité nationale du Québec auprès des nouveaux arrivants en se coupant de ses racines ?
Le retour du Canada français n’est pas nécessairement problématique et ne relève pas d’une régression politique. Il ne nous a pas quittés, même si on a cru s’en être débarrassés. Ce qui pose problème, c’est de ne pas reconnaitre à quel point on est encore Canadiens français. La reconnaissance de ce fait social peut nous aider à construire un projet politique et civique. On considère ce passé comme une tache, ce qui est à la fois naïf et improductif. Rejeter ce passé, c’est nous couper d’une certaine histoire ; si on connait mal ce passé, on ne peut pas bien comprendre pourquoi il y a eu une rupture dans les années 1960.
Comment promouvoir l’identité nationale du Québec auprès des nouveaux arrivants en se coupant de ses racines ? Les récits nationaux sont très importants, mais le Québec contemporain en est presque exempt. On pourrait très bien relancer un projet québécois tout en allant puiser dans certains récits canadiens-français, amérindiens et immigrants. Sans renouer avec les idéaux politiques de cette époque, nous pourrions reconnaitre à tout le moins qui nous étions. Même nos insultes ont trait au passé agricole ou religieux du Québec : colon, habitant, zouave, etc.
La Pologne et le Québec
Votre réflexion sur le Québec s’est-elle enrichie depuis que vous vous êtes installée aux États-Unis ?
Bonne question. Ce qui s’écrit sur le Québec l’est souvent par des Québécois qui y vivent tous les jours. Ma réflexion sur le Québec a changé de deux façons.
Premièrement, je pense que vivre à l’extérieur du Québec m’a donné une certaine distance et m’a permis de poser un regard « anthropologique » sur le Québec, que certains qualifient de nouveau. D’autres historiens et anthropologues de l’extérieur ont travaillé sur le Québec, comme Richard Handler (Nationalism and the Politics of Culture in Quebec,University of Wisconsin Press, 1988), mais ceux-ci sont rarement parvenus à avoir un sentiment de l’intérieur, d’empathie.
La Pologne et le Québec se ressemblent en ce qu’ils sont des petites nations, des nations qui ont été dominées par l’Autre, où le catholicisme et l’Église catholique ont servi d’échafaudage à l’identité nationale.
Deuxièmement, c’est que je travaille également sur la Pologne. À l’été 1989, après mes études collégiales, je suis allée en Pologne, à la découverte de la famille de mes grands-parents paternels que je ne connaissais pas. Je suis arrivée juste au moment où le communisme s’effondrait, soit deux jours avant les premières élections semi-démocratiques en Europe de l’Est, et j’y suis restée pendant trois mois. C’était une révolution, mais pas comme celle que le Québec a connue avec la Révolution tranquille. J’ai ensuite décidé d’apprendre le polonais pendant mes études du baccalauréat et je me suis penchée, à la maitrise et au doctorat, sur l’étude des transformations en cours en Pologne relativement à l’Église catholique.
Mon regard était indubitablement québécois : y aurait-il en Pologne une révolution semblable à celle du Québec des années 1960 ?
La Pologne et le Québec se ressemblent en ce qu’ils sont des petites nations, des nations qui ont été dominées par l’Autre, où le catholicisme et l’Église catholique ont servi d’échafaudage à l’identité nationale. Alors que la Pologne recouvrait son indépendance nationale, se débarrassait du communisme de l’Union soviétique, le catholicisme serait-il mis de côté et la polonité se définirait-elle autrement ? Ma thèse de doctorat et mon premier livre, The Crosses of Auschwitz : Nationalism and Religion in Post-Communist Poland (University of Chicago Press, 2006), portent sur cette question. Finalement, il n’y a pas eu de Révolution tranquille en Pologne.
Après avoir travaillé sur la Pologne, qui a une iconographie religieuse importante, je me suis interrogée sur le sort qu’avait connu celle du Canada français. Ce qui a donné l’ouvrage Jean-Baptiste décapité, qui a d’abord été publié en 2016 sous le titre Beheading the Saint : Nationalism, Religion, and Secularism in Quebec (University of Chicago Press).
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Notes:
- Jacques Beauchemin, Une démission tranquille. La dépolitisation de l’identité québécoise, Montréal, Boréal, 2020.
- Voir Alexandre Poulin, «Le Canada français est-il l’avenir du Québec?», dans Un désir d’achèvement. Réflexions d’un héritier politique, Montréal, Boréal, 2020, p. 137-159.