Au-delà de la question, naturellement fondamentale, de l’indépendance ou de l’autonomie, le gouvernement Legault a une mission historique, dont il a imparfaitement conscience, mais qui s’imposera de plus en plus comme une évidence dans les temps à venir. L’élection de la CAQ, en octobre 2018, ne correspondait pas seulement à la restauration du principe de l’alternance au cœur de la démocratie québécoise. Elle a marqué le retour du nationalisme au cœur de notre vie politique, un quart de siècle après la défaite référendaire de 1995. Et le nationalisme revient autour d’un principe fondamental: il doit réaffirmer que l’État québécois n’est pas qu’une entité administrative parmi d’autres mais l’État national du peuple québécois. Il doit aussi s’assurer qu’il le demeure, en confirmant son ancrage dans ce qu’il est convenu d’appeler la majorité historique francophone. En d’autres mots, il est appelé à revenir aux fondements mêmes du nationalisme québécois, à une époque où ils sont contestés plus que jamais.
Les travaux du politologue Christian Dufour sur le pouvoir québécois peuvent nous éclairer. Dans ses nombreux livres, parus depuis la fin des années 1980, Dufour a théorisé le pouvoir québécois, sans jamais enfermer sa réflexion dans le clivage souverainiste fédéraliste, ce qui ne l’a pas empêché de soutenir le camp du Oui en 1980 comme en 1995. Mais pour Christian Dufour, l’essentiel est que le peuple québécois, quel que soit le cadre dans lequel il décide de s’inscrire, soit capable de disposer des institutions politiques nécessaires pour se gouverner. On relira notamment Le défi québécois, rédigé dans le cadre des débats entourant l’Accord du Lac Meech, qui demeure sur la question un ouvrage absolument fondamental, qui nous rappelle aussi le lien intime entre la pensée politique et la réflexion historique. Il s’agit d’un authentique classique de l’histoire de notre pensée politique qui a su pénétrer intimement ce qu’on pourrait appeler le noyau identitaire du peuple québécois. Dufour y aborde d’ailleurs les identités collectives d’une manière qui révèle par effet de contraste la pauvreté intellectuelle du constructivisme identitaire qui domine aujourd’hui les sciences sociales.
Évidemment, notre époque n’est plus celle des grandes négociations constitutionnelles canadiennes. Elle n’est pourtant pas sans ressemblances. À la fin des années 1980, le nationalisme québécois était moins investi dans la quête de l’indépendance qu’il ne cherchait à obtenir un statut particulier dans l’ensemble canadien. C’était le combat de la société distincte, qui visait d’une certaine manière la reconnaissance du Québec comme État national dans le système fédéral. Aujourd’hui, il s’agit, pour le Québec, de rompre avec le multiculturalisme canadien et d’affirmer sa différence collective et la conception qu’il se fait de sa propre identité, notamment à travers le principe de laïcité. Il le fait sans demander la permission au Canada, et sans se définir dans les catégories imposées par le régime fédéral. Il se prépare donc à l’épreuve de force politique.
Cette bataille n’est pas simple: le régime de 1982 s’oppose fondamentalement à l’existence du peuple québécois – en fait, il repose sur sa censure constitutionnelle et symbolique. Il travaille à réduire le peuple québécois au statut de résidu ethnique. Et on peut croire qu’il n’est pas loin d’y parvenir, comme en témoigne la dissociation de plus en plus marquée entre Montréal et le reste du Québec, comme si la métropole, habitée par le fantasme de la cité-État, voulait se libérer de la majorité historique francophone, d’autant que cette dernière est engagée dans une dynamique de minorisation sur son territoire. Il est dans la logique de régime canadien de travailler à dénationaliser le peuple québécois et à contester sa prétention à la convergence culturelle sur son propre territoire. Le régime canadien entend transformer la majorité historique francophone en communauté parmi d’autres, et présentent ceux qui s’opposent à cela formellement comme des suprémacistes ethniques et des racistes.
Il importe, dans cet esprit, de réaffirmer la souveraineté québécoise dans la métropole, ce qu’a permis de faire la loi 21, et ce que permettra aussi le prochain combat pour la langue française. Il sera aussi nécessaire, on le sait, de réduire significativement les seuils d’immigration pour les ajuster à nos réelles capacités d’intégration. Tout cela ne sera possible qu’en défiant ouvertement le gouvernement des juges à la canadienne. Tel est, pourrait-on dire, le programme nationaliste de notre temps. S’il est à la hauteur de sa mission, le gouvernement Legault aura porté une authentique renaissance nationale, en ayant consolidé les fondements de l’existence historique du peuple québécois – pour le dire plus simplement, en ayant solidifié et consolidé son identité, ce qui passera inévitablement par la confrontation du régime fédéral. Il ramènera ainsi, presque naturellement, la question de l’indépendance dans la conscience collective.
S’il échoue, et même s’il fait trois mandat, comme on aime en certains milieux le prophétiser ces temps-ci, il pourrait bien être le dernier gouvernement nationaliste de l’histoire du Québec. Dans ce scénario, triste mais certainement pas inenvisageable, pourrait s’accélérer ce qu’on appellera l’assimilation tranquille du peuple québécois.