Essais québécois - «Sphinx aux stratégies fumeuses, éminence grise, Talleyrand aux fidélités politiques ambiguës, fin stratège, Machiavel de salon, deus ex machina de la "politique étrangère" du Québec, taupe fédéraliste, les surnoms et qualificatifs pullulent, les avis divergent et le mystère demeure entier: qui est donc Claude Morin?», se demande l'historien Jean Décary en ouverture d'un essai intitulé Dans l'oeil du Sphinx. Claude Morin et les relations internationales du Québec.
Est-il, comme d'aucuns l'ont prétendu en apprenant qu'il avait entretenu des relations avec la GRC, un traître? A-t-il, oui ou non, avec son approche pragmatique et sa stratégie étapiste, desservi les intérêts du Québec? Pour René Lévesque, la réponse était clairement non. Pour le biographe et journaliste Pierre Godin, la même conclusion s'impose: «[...] l'épisode de la GRC ne jette pas de doute sur les convictions indépendantistes du père de l'étapisme, même si son concept de souveraineté est plutôt éloigné de celui de Jacques Parizeau.» Jean-François Lisée, enfin, confirme ce jugement: «Moi, je suis de l'école qui pense que Claude Morin a proposé les étapes les plus susceptibles de mener à la souveraineté.»
Avant, toutefois, de devenir le père contesté de l'étapisme, Morin, à titre de sous-ministre du ministère des Affaires intergouvernementales, a joué un rôle important dans le développement des relations internationales du Québec. C'est d'ailleurs essentiellement à ce rôle qu'est consacré l'essai de Décary, qui en profite au passage pour réhabiliter délicatement l'oeuvre entier du mandarin de Sainte-Foy.
«Homme simple aux goûts frugaux», écrit le chercheur, Morin a développé son goût du vaste monde à la petite école des bonnes soeurs et son amour de la langue française au collège des frères. Détenteur d'une maîtrise en économie de l'Université Laval et d'une autre, en bien-être social, de l'université Columbia à New York, il se lance dans l'enseignement à la fin des années 1950. Le monde politique, toutefois, le récupérera rapidement.
D'abord rédacteur de discours pour Jean Lesage, il s'impose, par ses compétences, comme son conseiller et accepte finalement le poste de sous-ministre au nouveau ministère des Affaires fédérales-provinciales. Stimulé par une France gaulliste qui, à l'époque, veut entre autres se servir du Québec pour «redonner à la vieille France cette "grandeur" perdue sur les champs de bataille», conscient du «vide juridique [qui] subsiste autour de la conduite des affaires étrangères» au niveau fédéral, le Québec de la Révolution tranquille entend s'ouvrir sur le monde pour raffermir sa personnalité.
Avec ces pionniers que furent les politiciens Lapalme, Lesage, Gérin-Lajoie et Pierre Laporte, de même que les technocrates Arthur Tremblay, Jacques Parizeau et André Patry, Claude Morin appartient à cette équipe de choc qui, au nom de la doctrine Gérin-Lajoie affirmant le prolongement international des compétences provinciales du Québec, lancera le Québec dans le monde par l'établissement de délégations à l'étranger et par des signatures d'ententes internationales.
Indispensable
Brillant stratège et, même s'il n'aime pas trop les mondanités et les voyages, remarquable diplomate, Morin, qui se trouve au coeur de ces opérations, se rendra indispensable au point où Daniel Johnson, Jean-Jacques Bertrand et Robert Bourassa le maintiendront en poste. Devenu sous-ministre du ministère des Affaires intergouvernementales sous Johnson, Morin, pour qui le statut du Québec dans la fédération est directement relié à ses activités internationales, devra entre autres composer avec un gouvernement central qui «revendique la totale gouverne des affaires extérieures». Sous Johnson, il aura le champ libre, mais, ensuite, sous Bertrand et Bourassa, plus conciliants avec Ottawa, il devra y aller plus doucement.
Quand il se joindra finalement au PQ en 1972, Morin se consacrera principalement à donner de la crédibilité à un projet qui fait peur à plusieurs. Ce sera, bien sûr, le sens de la stratégie étapiste qui, en dissociant la prise du pouvoir de l'accession à la souveraineté, vise à rassurer les Québécois et à faciliter, éventuellement, la reconnaissance internationale du Québec souverain. Ce sera aussi le sens de ses interventions en faveur d'une politique de défense réaliste (adhésion au NORAD et à l'OTAN plutôt qu'une approche pacifiste et antimilitariste) et celui de son approche prudente des relations internationales.
Il fallait alors, selon Morin, y aller doucement en matière d'activisme international et se concentrer sur les États-Unis, qu'il s'agissait d'amadouer. Cette stratégie, très contestée dans les rangs du PQ, a néanmoins connu un certain succès selon le politologue Louis Balthazar. «Selon lui, le gouvernement du Québec a réussi à faire comprendre grosso modo aux Américains que, même s'ils n'appuyaient pas d'emblée l'indépendance du Québec, le Québec préférait qu'ils s'abstiennent de s'ingérer dans le débat et qu'advenant l'indépendance, leurs relations demeureraient au beau fixe.» Succès relatif, conclut Balthazar, mais succès tout de même puisque les interventions américaines, en 1980, furent nettement plus rares que celles de 1995. Le résultat référendaire, toutefois, ne fut pas à l'avenant.
Cet ouvrage, qui se clôt sur cet épisode, vise donc surtout à rendre justice au Claude Morin diplomate qui a contribué au développement des relations internationales du Québec. Pour Louis Balthazar, qui en signe la préface, ce prudent hommage est pleinement mérité puisque Morin fut «l'un des principaux architectes de la construction de la modernité québécoise». Si l'on tarde à le reconnaître, ajoute-t-il, c'est tout simplement que «les utopistes qui ont conçu de grands projets irréalisables et non réalisés fascinent bien davantage que les patients constructeurs d'oeuvres permanentes». Décary a choisi d'explorer la face lumineuse du sphinx, laissant à d'autres le défi de montrer qu'elle ne résume pas le personnage.
Collaborateur du Devoir
louiscornellier@parroinfo.net
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