Titre VO : Entre la boussole et l'étoile, Livre de bord 1984-2005
Existe-t-il quelque chose comme un regard littéraire sur le monde, un point de vue propre aux écrivains qu'ils tiendraient de leur pratique de l'écriture de fiction et qui leur donnerait des lumières particulières pour comprendre l'aventure humaine? Certains -- je pense ici à François Ricard, à Kundera ou à Sollers, entre autres -- n'hésitent pas à l'affirmer sans pour autant parvenir à nous dire précisément de quoi ils parlent.
Ricard par exemple, dans La Génération lyrique, plaide en faveur de la «méthode» de la littérature qui fournirait un type de connaissance composé de «sentiments et [de] pensées indissociables de l'écriture, qui naissent dans et par l'écriture et trouvent à travers elle leur seul accomplissement véritable». Dans la littérature contre elle-même, il éclaire un peu mieux notre lanterne en affirmant que la littérature prend appui «sur la mauvaise conscience» en nous confrontant «au champ illimité de tout ce qu'il y a d'ignorance dans [notre] connaissance». La lucidité littéraire pourrait donc, si on suit cette piste, se résumer en quelques mots : «perplexité, circonspection, ombre», conclut Ricard.
Grand lecteur de Kundera, Noël Audet croyait, lui aussi, à cette puissance littéraire, tout en se distinguant de Ricard par une approche plus populaire. Dans Entre la boussole et l'étoile, son «livre de bord 1984-2005», le regretté professeur et romancier écrit : «Nous lisons des romans, à côté des études socio-historiques, psychologiques ou scientifiques, parce que seul le roman brosse un portrait global de l'être humain et des sociétés.» Il ajoute, pour être bien clair : «De toute manière, je crois que la fiction vaut mieux que le réel, en ce sens qu'elle contient davantage, elle contient la réalité sociale, la réalité immédiate, plus quelque chose d'autre, une plus grande cohérence, un achèvement, en un mot, une signification.»
Loin de moi l'idée de contredire ce credo qui constitue un magnifique plaidoyer en faveur de la grandeur du roman comme lieu de l'exploration humaine. Seulement, je ne vois pas au nom de quelle autorité, sauf à sombrer dans la mystique, la littérature s'imposerait comme le lieu par excellence du savoir quintessencié sur la condition humaine, au point de transformer ceux qui la pratiquent en oracles. Essentielle, la boussole littéraire n'est pourtant pas garante à elle seule de la lucidité.
Entre ses divers projets d'écriture romanesque, Noël Audet tenait donc un journal en forme de «livre de bord de [sa] navigation intellectuelle ou artistique». Il y notait ses obsessions intimes (grandeur et misère de l'amour, déchirements entre le désir et la réalité que seul l'art peut résoudre, agnosticisme raisonné, scandale de la maladie), mais surtout ses réflexions littéraires et sociales.
Auteur d'un essai intitulé Écrire de la fiction au Québec, Audet défendait la valeur de notre littérature contre «les Québécois [qui] se comportent en colonisés culturels aussi bien par rapport à la France que par rapport aux États-Unis». Dans son journal, par exemple, il accuse Gilles Marcotte d'avoir «eu le tort d'orienter constamment la littérature québécoise vers la marge de la littérature française, la constituant ainsi en littérature périphérique, sinon coloniale». Toute la critique littéraire québécoise, d'ailleurs, se voit accusée de ce travers, et de plusieurs autres, surtout celle du Devoir, «jusqu'à tout récemment du moins», précise-t-il en 2003. «La lecture des oeuvres étrangères, écrit Audet, est bien sûr enrichissante, nécessaire même, elle ne remplacera pourtant jamais ce rapport privilégié entre une culture, ceux qui la produisent en la vivant, et leurs divers porte-parole.» On ne saurait mieux dire, même si peu le disent.
L'avenir de la langue française au Québec était l'autre grand sujet qui obsédait Audet. Le romancier, en effet, plaidait pour une norme québécoise qui aurait inclus la langue française dans toute son extension et ce qui méritait d'être récupéré dans la langue du peuple d'ici. Selon lui, le danger qui guettait l'avenir du français au Québec se trouvait dans l'écart grandissant entre la langue du peuple et celle de l'élite, d'où l'urgence d'une entreprise d'unification qui passerait par l'établissement d'une norme telle que définie plus haut et enseignée dans les écoles : «Ce petit peuple aurait ainsi sa langue française, pas plus éloignée du français que la langue des États-Unis ne l'est de l'anglais, ou le portugais du Brésil de la langue du Portugal. Et merde à ceux qui feindraient de ne pas nous comprendre !» Bien dit, encore une fois.
Ce qui surprend peut-être le plus dans ce journal, c'est la fatigue indépendantiste réitérée par Audet. Déçu par les Québécois qui «n'arrivent pas à croire en eux ni en leur destin collectif», Audet avoue être «de moins en moins sûr d'être indépendantiste». Et le voilà, tout à coup, qui entonne les arguments fédéralistes : danger d'annexion à l'ensemble américain, génération sacrifiée par les chambardements constitutionnels, l'indépendance, pour quoi faire ?, etc. Profondément agacé par l'indigence du Parti québécois de 1997 (mais quel souverainiste progressiste ne l'était pas, à l'époque de Bouchard ?), Audet tire un trait sur 35 ans d'engagement indépendantiste dans un retournement qui semble tenir plus du dépit que d'une conversion raisonnée. Cet aveu est néanmoins symptomatique de la fatigue qui guette un mouvement souverainiste dérouté.
On sent, d'ailleurs, qu'Audet se cherche lui aussi quand il salue, en 2004, la naissance d'Option citoyenne, «enfin un parti de gauche qui a du sens, pour le moment du moins» et qu'il souhaite «que l'éternelle question nationale ne vienne pas, une fois de plus, brouiller les cartes et nous priver des solutions de la gauche modérée en nous tendant son miroir aux alouettes». À la page suivante, il critique pourtant Ralph Nader, dont la «lutte stérile contribue objectivement à mettre au pouvoir l'homme, G.W. Bush, qui fera tout le contraire de ce que lui-même souhaite». Françoise David ne risque-t-elle pas d'en faire autant pour Jean Charest ?
«Aujourd'hui, écrit François Ricard dans La Littérature contre elle-même, je ne me sens plus capable de chercher dans la littérature une voie quelconque de salut. [...]» Noël Audet, avant de s'en aller et quittant le dédale des débats sociopolitiques, a plutôt choisi de célébrer, dans sa dernière phrase, «l'art qui seul nous sauve et nourrit, depuis la peinture rupestre de nos ancêtres jusqu'à la fin des temps». Même boussole littéraire, mais navigateurs différents.
louiscornellier@parroinfo.net
Essais québécois
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