La deuxième mort du judaïsme

Gaza: l'horreur de l'agression israélienne


Les millions de juifs qui ont été exterminés par les nazis dans les plaines de Pologne avaient des traits communs qui permettent de parler d¹un judaïsme européen. Ce n’était pas tant le sentiment d’appartenance à un peuple mythique, ni la religion car beaucoup d’entre eux s’en étaient détachés : c’étaient des éléments de culture commune. Elle ne se réduisait pas à des recettes de cuisine, ni à des histoires véhiculant le fameux humour juif, ni à une langue, car tous ne parlaient pas le yiddish. C’était quelque chose de plus profond, commun sous des formes diverses aux ouvriers des usines textiles de Lodz et aux polisseurs de diamants d’Anvers, aux talmudistes de Vilna, aux marchands de légumes d’Odessa et jusqu’à certaines familles de banquiers comme celle d’Aby Warburg. Ces gens-là n’étaient pas meilleurs que d’autres, mais ils n’avaient jamais exercé de souveraineté étatique et leurs conditions d’existence ne leur offraient comme issues que l’argent et l’étude.
Ils méprisaient en tout cas la force brutale, dont ils avaient souvent eu l’occasion de sentir les effets. Beaucoup d’entre eux se sont rangés du côté des opprimés et ont participé aux mouvements de résistance et d’émancipation de la première moitié du siècle dernier : c’est cette culture qui a fourni son terreau au mouvement ouvrier juif, depuis le Bund polonais, fer de lance des révolutions de 1905 et 1917 dans l’empire tsariste, jusqu’aux syndicats parisiens des fourreurs et des casquettiers, dont les drapeaux portaient des devises en yiddish et qui ont donné, dans la M.O.I., bien des combattants contre l’occupant. Et c’est sur ce terrain qu’ont grandi les figures emblématiques du judaïsme européen, Rosa Luxembourg, Franz Kafka, Hannah Arendt, Albert Einstein. Après guerre, nombre des survivants et de leurs enfants soutiendront les luttes d’émancipation dans le monde, les Noirs américains, l’ANC en Afrique du Sud, les Algériens dans leur guerre de libération.
Tous ces gens sont morts et on ne les ressuscitera pas. Mais ce qui se passe en ce moment à Gaza les tue une seconde fois. On dira que ce n’est pas la peine de s’énerver, qu’il y a tant de précédents, de Deir Yassin à Sabra et Chatila. Je pense au contraire que l’entrée de l’armée israélienne dans le ghetto de Gaza marque un tournant fatal. D’abord par le degré de brutalité, le nombre d’enfants morts brûlés ou écrasés sous les décombres de leur maison : un cap est franchi, qui doit amener, qui amènera un jour le Premier ministre israélien, le ministre de la Défense et le chef d’État-major sur le banc des accusés de la Cour de justice internationale.
Mais le tournant n’est pas seulement celui de l’horreur et du massacre de masse des Palestiniens. Il y a deux points qui font des événements actuels ce qui est advenu de plus grave pour les juifs depuis Auschwitz. Le premier, c’est le cynisme, la manière ouverte de traiter les Palestiniens comme des sous-hommes, les tracts lâchés par des avions annonçant que les bombardements vont être encore plus meurtriers, alors que la population de Gaza ne peut pas s’enfuir, que toutes les issues sont fermées, qu’il n’y a plus qu’à attendre la mort dans le noir.
Ce genre de plaisanterie rappelle de façon glaçante le traitement réservé aux juifs en Europe de l’Est pendant la guerre, et sur ce point j’attends sans crainte les hauts cris des belles âmes stipendiées. L’autre nouveauté, c’est le silence de la majorité des juifs. En Israël, malgré le courage d’une poignée d’irréductibles, les manifestations de masse sont menées par des Palestiniens. En France, dans les manifestations du 3 et du 10 janvier, le prolétariat des quartiers populaires était là, mais des hurlements de colère d’intellectuels juifs, de syndicalistes, de politiciens juifs, je n’en ai pas entendu assez.
Au lieu de se satisfaire des âneries du gouvernement et du CRIF (« ne pas importer le conflit »), il est temps que les juifs viennent en masse manifester avec les « arabo-musulmans » contre l’inacceptable. Sinon, leurs enfants leur demanderont un jour « ce qu’ils faisaient pendant ce temps-là » et je n’aimerais pas être à leur place quand il leur faudra répondre.
Eric Hazan
Notes
[1] Eric Hazan a été chirurgien hospitalier pendant plus de vingt-cinq ans, avant de reprendre en 1983 les éditions Hazan. En 1998 il a fondé la maison d’édition La fabrique.
Ce texte est repris du site http://www.protection-palestine.org où il a été publié le 15 janvier 2009.
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article3081
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The second death of Judaism
by Eric Hazan (Editor and writer, founder of the Editions "La Fabrique")
The millions of Jews that were exterminated by the Nazis in the plains of Poland had some common features that allow one to speak of a European Judaism. It was not so much about being part of some mythical people, nor about religion for they were many to have drifted away from it : it was about elements of a common culture. It could neither be reduced to cooking recipes, nor jokes conveying the well-known Jewish humor, nor even language since not all of them spoke Yiddish. It was something deeper, under various forms shared by the textile workers of Lodz and the diamond polishers of Anvers, from the talmudists of Vilna to the vegetable sellers of Odessa and up to certain families of bankers as the one of Aby Warburg. These people were not better than others, but they had never exercised any state sovereignty and their living conditions were offering no other way out than money and studies. In any case they despised the brute force which they often had to suffer from. They were numerous to chose the side of the oppressed and to participate in the resistance movement of the first half of the last century : it is this culture that fed the Jewish Workers movement, from the Polish Bund, spearhead of the 1905 and 1917 revolutions in the Czarist empire, to the Parisian furriers and helmet crafters unions whose flags bore mottoes in Yiddish and that gave a lot of fighters in the MOI [1], against the Nazi occupant. It is on that ground that the emblematic figures of the European Judaism grew up, Rosa Luxembourg, Franz Kafka, Hannah Arendt, Albert Einstein. After the war, lots of survivors and their children would support emancipation struggles in the world, the black Americans, the ANC in South Africa, the Algerians in their liberation war.
These people are dead and will not be resurrected. But what is happening now in Gaza is killing them a second time. One will say that there is no need of getting upset, that there were many precedents, from Deir Yassin to Sabra and Chatilla. I think, on the contrary, that the entry of the Israeli army in the ghetto of Gaza marks a fatal turn. First by the degree of brutality, the number of children burnt dead or buried under the debris of their house : a line has been crossed, it has to bring and will bring one day the Israeli Prime minister, the minister of Defense and the chief of Staff in front of the International Court of Justice.
But the turn is not only that of horror and massacre of masses of Palestinians. There are two points which make the actual events the worst thing that has happened to the Jews since Auschwitz. The first is the cynicism, the blatant way to treat Palestinians as if they were subhumans, the leaflets dropped by planes announcing more deadly bombings when the population of Gaza has nowhere to flee, all issues blocked, and nothing left to do but wait for death in the dark. This type of prank is ghastly reminiscent of the way Jews in eastern Europe used to be treated during the war, and on that point I am firmly waiting for the outraged cries of the good sold-out souls. The other novelty is the silence of the majority of the Jews. In Israel, in spite of a handful of irreducible braves, the mass demonstration are lead by Palestinians. In France, the demonstrations of the 3rd and 10th of January saw the proletariat of the poor neighborhoods march the streets, but I did not hear enough angry shouts of Jewish intellectuals, unionists or Jewish politicians. Instead of being satisfied with the nonsense of the government or the CRIF [2] ("not to bring the conflict home"), now it is time for the Jews to march in number along the "arab-muslims" in the protests against the unacceptable. Otherwise their children will ask them one day "what they were doing at that time" and I would not like to be in their place when they will have to answer.
[1] Main d’œuvre Immigrée, organization funded by the French Communist Party in the 1920s
[2] Conseil Representatif des Institutions Juives de France (Trad. Yann Lecrivain with the help of M. Moreau)
par Eric Hazan

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Eric Hazan a été chirurgien hospitalier pendant plus de vingt-cinq ans, avant de reprendre en 1983 les éditions Hazan. En 1998 il a fondé la maison d’édition La fabrique.





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