La démocratie aux ordures

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Dilapidation d'un héritage philosophique et politique accumulé sur 25 siècles

Volonté manifeste de briser l’expression du suffrage universel ; peuples tournés les uns contre les autres ; prise en otage des classes populaires (travailleurs précaires, immigrés, chômeurs, salariés, petits épargnants, retraités) par la mise en place d’un blocus financier destiné à forcer la main d’un gouvernement élu ; chantage à la sortie désordonnée de l’euro, précipitant la signature d’un accord odieux ; mise sous tutelle des pouvoirs législatif et exécutif ; appropriation des ressources d’un pays ― tout ceci dans le cadre d’une Union à laquelle chaque État est censé appartenir de plein droit : rarement les institutions issues du processus d’intégration européenne amorcé après-guerre auront montré visage plus repoussant que lors du dernier tour de négociations entre la Grèce et ses créanciers. Jamais non plus les dirigeants européens n’avaient été contraints de pousser à leur dernière extrémité les conséquences des politiques économiques inscrites dans les traités de l’union monétaire : si les dirigeants de l’eurozone ont fini par se dévoiler, il importe de le souligner, c’est qu’ils y ont été acculés et que la capacité de résistance du gouvernement grec, démontrée par six mois de négociations, a finalement contraint l’Europe à jeter aux ordures son masque démocratique.
Mais le fait est que cette capacité de résistance a été balayée. Après avoir échoué à renverser ce gouvernement puis à retourner l’opinion publique hellénique contre ses représentants, les responsables européens sont en définitive parvenus à faire rendre gorge à Alexis Tsipras, qui n’apparaîtra plus sans doute, pour autant qu’il parvienne à se maintenir au pouvoir, que comme la marionnette des créanciers ― une marionnette tragique, une marionnette à laquelle on a mis le couteau sous la gorge, mais une marionnette, cependant, que l’on exhibe au regard des passants comme si seul un cérémonial à la fois grotesque et sinistre pouvait laver l’affront et punir l’acte de désobéissance que constituent les élections du 25 janvier et le référendum du 5 juillet. Cette marionnette qui dit le contraire de ce qu’elle pense et fait le contraire de ce en quoi elle croit est là pour renvoyer aux Grecs, comme en miroir, une image d’eux-mêmes humiliante et bouffonne et pour leur signifier que leur représentant n’est qu’un homme de paille ; que « l’homme endetté », selon l’expression de Maurizio Lazzarato [1], est par nature indigne : indigne de porter une parole politique ; indigne de voter vraiment, puisque son vote ne saurait être pris au sérieux ; indigne de négocier, d’être traité d’égal à égal, indigne de la confiance de ses « pairs » ou de ses « partenaires » ; tout juste bon à tendre la main (c’est le « volet humanitaire » auquel Martin Schulz, Jean-Claude Juncker et autres bonnes âmes « réfléchissent » depuis quelques semaines déjà).
La crise de la dette publique et la réponse apportée par les institutions aux exigences du peuple grec aura donc fait émerger la figure du « peuple mendiant », perdu de dettes, défini par sa dette, résumé à sa dette ; plus profondément, le revirement sinistre auquel a abouti la négociation du 12 juillet constitue une négation très claire du discours politique lui-même.
«Was für ein schlechtes Theater! » s’est exclamée Sarah Wagenknecht, représentante de Die Linke, devant le Parlement allemand : « Quelle mauvaise pièce, quel spectacle sordide! »
Le plus grave est peut-être que les dirigeants allemands et français aient pu se livrer à cette parodie de négociation en pensant pouvoir se fonder sur leurs opinions publiques.
Mais il est vrai aussi que, si les opinions française et allemande ont pu s’amuser un temps des caricatures que leur présentaient les éditorialistes de la presse dite « de référence » comme de la presse « populaire (Grecs aussi corrompus, lascifs et paresseux que les Juifs de la propagande antisémite de toujours sont avares et usuriers), personne, aujourd’hui, ne rit plus ; il n’est pas sûr qu’Arnaud Leparmentier réitèrerait aujourd’hui cette imitation de l’accent grec à laquelle il s’était livré, il y a quelques mois, sur les ondes de France-Culture.
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Dans un paysage économique ruiné par six années de récession, le gouvernement grec s’apprête à légiférer sur une hausse de la TVA (de 13% à 23%) qui affectera le sucre, le cacao, le café, le thé, les œufs, les plantes vertes, le vinaigre et ses dérivés, les aliments pour animaux, les produits d’élevage, le sel et l’eau de mer, toutes les huiles, hors l’huile d’olive, les préparations alimentaires à base de céréales, de lait, de féculents, de viande, de poisson, de légumes, de fruits et de fruits secs, un certain nombre d'animaux vivants et de viandes surgelées, le bois de chauffage, les engrais, les insecticides, les préservatifs, les tampons hygiéniques, un certain nombre d'éléments radioactifs et d'accessoires destinés aux personnes handicapées, les épices et les fleurs.
Il ne s’agit pas de « mesures ».
Comme le remarque la réalisatrice et auteur de théâtre Zoe Mavroudi, qui a justement épinglé le caractère surréaliste de cette liste : « Lorsque les êtres humains n’ont plus la possibilité de subvenir économiquement à leurs besoins, ils meurent. Ce mercredi, ce ne sont pas des “mesures“ qui seront signées mais des condamnations à mort. »
La mise sous séquestre de la quasi-totalité des biens de l’État grec (îles, portions du littoral, aéroports, chemins de fer, installations portuaires) ne constitue pas une « réforme ». Le délitement planifié des services publics, la tiers-mondisation de l’économie locale et la disparition rapide à laquelle ce programme condamne un très grand nombre de petites et moyennes entreprises, qui forment encore le tissu de l’économie et de la société grecques, ne répondent à aucun « objectif de modernisation » mais à celui d'une redistribution sauvage. Le placement sous tutelle du gouvernement et de l’Assemblée nationale par les « Institutions », auxquelles devra être soumis tout « projet de loi d’importance » (sans autre précision), ne peut être interprété que comme l’instauration d’un régime d’exception permanent au sein même de l’Union : une zone d’administration mixte, où les principes formels ailleurs en vigueur seront comme suspendus. L’austérité sévère imposée à la société et à l’économie grecques agit comme ces incendies de forêt d’origine criminelle dont la Grèce est familière et qui ont permis à de nombreux entrepreneurs, au cours des décennies précédentes, et au prix de quelques arrangements avec les députés, de construire et d’investir sur des terrains qui étaient jusqu’alors protégés par la législation sur les zones forestières et déclarés inconstructibles. Cette stratégie de la terre brûlée ou de la table rase permet de remodeler un paysage plus propice aux intérêts des multinationales, de transférer les biens publics entre les mains des investisseurs privés, de briser toute codification des relations de travail et de disposer d’une réserve de main-d’œuvre qualifiée et massivement précarisée: l’aggravation de la situation économique et sociale générée par ce plan contraindra un nombre croissant de jeunes à partir pour l’Allemagne, la Suède, la Hollande, la France, la Suisse ou, s’ils demeurent au pays, à travailler pour des salaires de misère, à des postes sans rapport avec leurs qualifications ; la figure du mendiant devient celle même du travailleur, intellectuel ou manuel, diplômé ou non.
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Comment le stéréotype du Grec fainéant, corrompu, bon viveur et fraudeur a-t-il pu s’imposer avec une telle facilité et fausser radicalement les termes mêmes du débat sur la crise?
Un grand nombre de Français, d’Allemands ou de Hollandais n’ont rencontré de Grecs que dans le cadre de leurs vacances d’été. Qu’on le veuille ou pas, les Grecs sont d’abord à leurs yeux des prestataires de services touristiques, des hôteliers (souriants ou pas), des restaurateurs (aimables ou non), des figures pittoresques (voir les innombrables spots sur la Grèce et ses habitants qui nourrissent depuis des décennies ― en les appauvrissant ― les représentations mentales). Il n’est donc pas étonnant que la condescendance ou le mépris se doublent souvent de témoignages de sympathie (ou l’inverse).
Le tourisme contemporain n’est pas fondé sur la découverte de l’autre mais sur la réduction de sa culture à un bien de consommation immédiat, à un certain nombre de clichés liés aux attentes spécifiques du visiteur occidental (divertissement, distraction, vie facile, farniente, musique, danse, cuisine, boisson, etc.) ; le Grec qui apparaît à travers les discours sur la crise semble ainsi sortir tout droit d’une campagne publicitaire incitant les salariés et retraités de l’Europe pluvieuse à visiter la Crète ou le Péloponnèse. La « colonie de la dette » est une colonie de vacances.
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Avant d’être des « destinations touristiques » et des « pays du soleil », les pays de l’Europe du Sud (Italie, Grèce, Espagne, Portugal) ont été des terres d’émigration : Yannis, qui a ouvert une taverne sur la plage de Kardiani, a travaillé trente ans, en Allemagne, dans l’industrie automobile ; …, qui dirige sur ses vieux jours une petite pension de Lisbonne, a passé l’essentiel de sa vie comme femme de ménage à Paris. Au stéréotype du Grec dépensier s’ajoute sans doute, particulièrement en Allemagne, le préjugé à l'égard du Grec des années 60 venu « demander du travail » [2].
Dans tous les cas, c’est toujours de l’autre (de sa culture, de sa différence, de ses goûts, de ses habitudes, de son mode de vie) qu’il est question ; cette singularité est réduite à une figure sympathique et servile. Par temps de crise, la figure du Grec bon viveur (hospitalier, toujours prêt à rendre service) cède la place à celle du Grec corrompu et paresseux ; dans certains cas, comme dans celui des caricatures de Jos Collignon publiées par le journal hollandais « De Volkskrant », la caricature devient infâme.
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Dans le contexte de la crise grecque, cette image de l’autre a évidemment pour but d’occulter les vraies questions : nature de la dette et des taux d’intérêt, fonction de l’endettement dans le contexte de l’économie financiarisée, circonstances dans lesquelles les emprunts ont été imposés plutôt que contractés, responsabilités politiques et échec des politiques d’austérité, conséquences de ces politiques sur le système de santé, l’éducation, les politiques culturelles, la production, les conventions de travail, le logement, les relations sociales.
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Cette réponse « culturelle » et néocoloniale n’est bien sûr pas la seule.
À l’époque de la dérégulation sauvage du marché par le biais de la financiarisation à outrance, de l’irresponsabilité croissante des établissements bancaires, du crédit généralisé et de l’extension massive des produits dérivés, des CDO, des Swaps, des cocktails de titres, face à une réalité économique complexe, réputée incompréhensible, le discours dominant évoque la dette grecque comme s’il s’agissait d’un emprunt entre amis. Les formes contemporaines de l’endettement sont indûment ramenées à des formes plus anciennes, plus traditionnelles, plus lisibles ; le discours politique intervient à ce point comme un « discours de sens commun » : c’est ainsi que l’homme politique se fait diseur de proverbes. « Les bons comptes font les bons amis », « Il faut payer ses dettes » et « Un sou est un sou » : expressions d’un bon sens concret, presque paysan, dans le temps même où l’économie financière supplante l’économie réelle et menace de la détruire. La seule fonction discursive d’un François Hollande semble être dans ce contexte de ramener le chaos financier planétaire aux proportions rassurantes d’un dicton auvergnat, d’une pensée ronde. (Cette confusion entre les diverses acceptions du mot « dette » permet évidemment aussi de confondre « dette morale » et « dette monétaire »).
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Le traitement réservé à la Grèce et le déni de démocratie opposé au gouvernement hellénique par les dirigeants politiques européens auront donc eu pour objectif essentiel de masquer les responsabilités propres que ces dirigeants portent, depuis plus de six ans, dans l’étranglement et le naufrage de l’économie grecque, mais aussi, plus fondamentalement, de dissimuler la carence structurelle du pouvoir politique face à un marché financier déconnecté de la sphère de la production, dominé par des intérêts privés hors de toute mesure et de toute rationalité. Le bouc émissaire grec que l’on s’apprête à chasser au désert, à l’extérieur de la zone, porte sur son dos tous les maux du capitalisme financier.


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