L’industrie de la construction est en grève et le maire de Montréal vient de se faire arrêter. Dans un Québec qui a déjà le moral dans les talons et qui se décompose profondément, ces deux nouvelles provoquent une hébétude généralisée. Plus rien ne surprend vraiment dans ce pays où les routes crevassées de la métropole sont devenues le symbole de notre tiers-mondisation économique. Bien évidemment, les spécialistes du déni continuent de nous dire que «tout va bien». Mais qui les croit encore?
Je reviens d’abord sur l’arrestation du maire. On racontait ici et là que Michael Applebaum n’était pas un homme au-dessus de tout soupçon. Il avait beau porter la tenue immaculée de l’incorruptible croisé, on disait que son costume se tacherait rapidement. Apparemment, on ne le racontait pas pour rien. C’est le sommet du pouvoir qui est désormais soupçonné de corruption. Qui doutera encore un seul instant qu’elle soit systémique? De quoi convaincre les derniers entêtés qui croyaient encore dans leurs institutions politiques qu’elles sont définitivement plombées.
C’est le réflexe du «tous pourri» que se radicalisera. On l’oublie souvent, mais la politique réveille le meilleur et le pire dans l’homme. Elle attire les hommes qui veulent servir la collectivité et qui espèrent passer à l’histoire comme de grands législateurs, ce qui suppose encore qu’on aperçoive le «commun» au-delà des intérêts particuliers. Elle attire aussi les coquins qui veulent détourner le bien commun au service des copains. Elle attire aussi son lot d’hommes ordinaires qui se laissent aspirer par le mouvement général de la société: s’il va vers le haut, ils s’élèvent, s’il va vers le bas, ils s’abaissent. Aujourd’hui, nous plongeons tous dans les eaux stagnantes de la médiocrité.
Cela nous conduit au deuxième événement du jour: la grève générale de la construction vient de commencer. Durera-t-elle quelques jours? S’éternisera-t-elle? Ce n’est pas un détail. Mais l’essentiel n’est pas là. Car la partie n’est pas d’abord économique mais politique. Un certain syndicalisme musclé a décidé de prendre en otage le Québec. Quel est le lien avec la première nouvelle? C’est qu’encore une fois, l’idée même du bien commun se désagrège radicalement. Qui y croit encore au Québec? Certes, il s’agit d’un idéal. Mais est-il encore partagé et incarné ? Les lézardes dans notre société sont profondes. Sont-elles réparables?
Faut-il s’en surprendre? La recherche du bien commun suppose qu’une société ne soit pas qu’un agrégat d’intérêts dispersés, mais qu’elle ait une conscience intime de ce qu’elle a en commun. Ceux qui se combattent doivent savoir qu’ils sont néanmoins dans la même galère. Mais quand l’idée même de collectivité s’efface, chacun y va au plus fort la poche. Qu’importe alors si des centaines de milliers de personne souffrent de cette grève générale qui relève de la provocation politique. L’idée est de faire une démonstration de force. De prouver qui peut casser qui. De montrer que malgré le désaveu de l’opinion publique, le lobby syndical n’hésitera pas à aller jusqu’au bout pour avoir ce qu’il veut.
Il y aussi quelque chose d’un peu odieux, disons-le, à maquiller en recherche de la justice sociale une démonstration grossière de corporatisme. Je ne dis certainement pas que chacune des revendications mises de l’avant par les travailleurs de la construction sont mauvaises. Je ne dis pas non plus qu’il faudrait casser le syndicalisme à cause de ses excès. Je ne dis pas que le patronat de la construction est immaculé. Je dis simplement que dans un contexte politique et social aussi tendu que celui du Québec actuel, radicaliser ses revendications et les absolutiser, sans égards pour l’intérêt public et le bien commun, cela revient à tourner en ridicule la démocratie. Le pacte social s’abime.
Faut-il se surprendre que la politique n’exprime plus les aspirations collectives et que de plus en plus de Québécois se désintéressent du Québec? Faut-il se surprendre alors que le bon peuple ne croit plus en rien? Que les hommes comme les femmes désertent la cité pour se vouer à leur vie intime, à leur famille, à leur vie professionnelle. Faut-il se surprendre que la seule chose qui fonctionne bien, à Montréal, ce soit finalement l’industrie du festival, dans la mesure où elle permet à chacun d’entre nous de fuir une réalité pesante. La tentation de fuir le réel dans un fantasme risque aussi de contaminer la vie politique, à terme.
Tout cela témoigne d’une société en décomposition, qui se disloque. Il ne sert plus à rien d’user d’euphémismes. Le Québec semble en plein déclin. Je sais, ce mot n’est pas à la mode. Mais qu’on en trouve un autre plus convaincant alors. J’entends par là que nous sommes pris dans une spirale régressive et que nous n’avons plus la moindre idée de la manière d’inverser le mouvement. On pourrait espérer un redressement venant du gouvernement québécois. Mais lui-même semble terriblement affaibli et douter de sa propre autorité. Par exemple, dans le cas de la grève actuelle de la construction, aurait-il même l’autorité nécessaire pour résoudre le tout par une loi spéciale? Est-ce que le milieu de la construction y obéirait?
Mais dans une société où les partis éclatent et où la construction d’une majorité électorale semble de plus en plus improbable. Car le signe ultime de notre décomposition ne se trouve-t-il pas dans notre incapacité à nous rassembler politiquement, à transformer cette crise profonde en occasion de redressement, à convertir notre dépit en énergie politique nécessaire à la reconstruction du Québec ? Je reprends une de mes anciennes formules: le Québec actuel est moins à rêver qu’à réparer. On dit qu’il faut toucher le fond pour rebondir. Mais je me demande: il est où le fond?
Où sont-ils les hommes et les femmes qui s’indigneraient de notre décomposition et qui décideraient de faire les sacrifices nécessaires au service public? Où est-elle notre «élite de rechange», semblable à celle qui se préparait à l’exercice du pouvoir dans les années 1950 et qui allait s’investir dans l’espace public au moment de la Révolution tranquille pour accomplir ses promesses et la pousser encore plus loin? Y a-t-il encore assez d’hommes et de femmes qui croient au Québec pour faire le saut dans l’espace public même s’ils savent très bien qu’ils n’en sortiront pas indemnes, tant la vie publique est malmenée aujourd’hui ?
J’entends la réplique : il n’y a là que bonnes nouvelles. De sales affaires se tramaient. Mais désormais, elles se révèlent au grand jour. Les tensions éclatent. Le déballage des grands scandales actuels représenterait en fait une grande libération démocratique. Il faut d’abord être le plus lucide possible envers notre décomposition collective pour renverser le mouvement. Une renaissance suivra. Les sociétés ne se redressent pas parce qu’elles en ont envie mais parce qu’elles n’en ont plus le choix. Après la pluie, le beau temps, disait le devin d’Astérix. J’ai pourtant l’impression qu’il pleuvra encore longtemps.
La décomposition québécoise
L'indispensable lucidité
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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