La crise de la représentation en Grande-Bretagne

États américains - impasse budgétaire


Le scandale des notes de frais ou les récentes révélations sur la corruption d’anciens ministres travaillistes ont profondément affaibli la légitimité de la classe politique britannique. Florence Faucher-King revient sur les principaux épisodes et facteurs qui ont conduit à une crise inédite de la représentation au pays du parlementarisme.
A priori, rien ne préparait les observateurs à ce que les élections britanniques du 6 mai offrent autre chose qu’un duel sans suspens entre les deux grands partis qui dominent la vie politique depuis les années 1920. Depuis près de trois ans, les conservateurs menaient largement dans les enquêtes sur les intentions de vote même si leur avance avait récemment décliné et laissait prévoir une courte majorité en siège. Or l’organisation (pour la première fois) de trois débats télévisés « à l’américaine » entre les prétendants au poste de Premier ministre a bouleversé la compétition. Invité à participer alors que ses chances de devenir le locataire du 10 Downing Street étaient pour ainsi dire inexistantes, le leader libéral démocrate a troublé le jeu. Dans les jours qui ont suivi, les instituts de sondage ont révélé une poussée forte des intentions de vote en faveur des LibDems, au point que certaines enquêtes les donnent tantôt en tête, tantôt dépassant les travaillistes relégués en troisième position. Certes, la performance de Nick Clegg lors des débats a révélé un homme politique jeune et confiant, contrastant par son franc-parler avec les oppositions convenues, mais ce succès est-il autre chose qu’un épiphénomène lié à la personnalisation de la vie politique britannique et au charme de l’orateur ? Les débats ont offert une publicité inhabituelle à un parti habituellement considéré avec condescendance, et ouvert la boîte de Pandore de la contestation. Ils ont légitimé les prétentions du troisième parti, en montrant que son retard dans les sondages était dû au manque d’information, et laissé entrevoir une alternative.
L’éclatement de l’offre électorale
L’éventualité d’un gouvernement de coalition est présentée comme une garantie de chaos cataclysmique par les conservateurs. Depuis plusieurs années, les symptômes de ce que l’on pourrait qualifier de « crise de la représentation » se multiplient : déclin des adhésions et du militantisme dans les grands partis ; augmentation de l’abstention tout particulièrement mais pas seulement aux élections locales et européennes ; rejet de la politique institutionnelle et déclin de la confiance dans les institutions parlementaires, partis et élus ; essor des tiers partis et du vote tactique ou protestataire. Le mode de scrutin utilisé pour les élections de Westminster, uninominal majoritaire à un seul tour, a jusqu’à maintenant permis de maintenir le statu quo en assurant la domination en siège de deux partis gouvernant en alternance grâce au soutien de majorités absolues à la Chambre des Communes.
Pour comprendre l’importance de ce qui se joue potentiellement cette année, il faut noter que les deux principaux partis, conservateur et travailliste, rassemblaient sur leurs candidats près de 90 % des suffrages exprimés (77 % de l’électorat) en 1950. En 1983, cette portion été réduite à 51 % de l’électorat. En 2005, les travaillistes ont remporté un troisième mandat et une confortable majorité de 66 sièges avec 35 % des suffrages exprimés, soit le soutien d’environ un quart de l’électorat. La domination des deux grands partis a été progressivement érodée par des tiers partis qui ont pu profiter des élections intermédiaires et de l’introduction de modes de scrutins comprenant une dose de proportionnelle. Réduit à un groupe parlementaire de 14 députés en 1974, les Libéraux ont, après leur fusion avec le SDP, reconstruit leur groupe parlementaire (62 élus en 2005) et développé leur implantation locale. Les partis nationalistes connaissent également un renouveau depuis la dévolution de 1998. Au Pays de Galles, le Plaid Cymru a formé un gouvernement de coalition avec les travaillistes. Depuis 2008, le SNP dirige un gouvernement minoritaire en Écosse. La contestation des grands partis se manifeste aussi par l’émergence de partis nationalistes et populistes anglais tels que le xénophobe BNP et le souverainiste UKIP (qui ont obtenu des députés européens en 2009). Les Verts, nés en 1974, ont attendu 1998 pour obtenir des sièges dans le grand conseil de Londres et aux Parlements écossais et européen. L’éclatement de l’offre électorale n’est pas un phénomène nouveau mais son impact croissant révèle le rejet de la politique traditionnelle bipartisane. Les succès sont tangibles en voix comme en sièges car la diminution du nombre de circonscriptions dite « marginales », c’est-à-dire susceptibles de changer de main lors des élections, réduit l’effet de dis-proportionnalité du mode de scrutin. Les tiers partis sont mieux représentés aux Communes et les majorités absolues (dont ont néanmoins bénéficié les travaillistes en 1997 et 2001 avec 178 et 166 élus d’avance) sont plus difficiles à obtenir. Par ailleurs, pour répondre au désir d’exercer une influence malgré les rigidités du système, des stratégies de vote utile ou tactique se sont développées, facilitées depuis quelques années par la création de sites internet.
Le rejet de la politique conventionnelle
Parallèlement l’abstention a doublé entre 1950 et 2001 (pour atteindre le chiffre record de 40 %). L’augmentation du nombre de sièges sûrs (safe seats) explique en partie cette tendance. La certitude qu’un candidat sera élu quoi qu’il arrive tend à détourner les citoyens de l’accomplissement de leur devoir électoral. Par ailleurs, le même phénomène encourage les partis à focaliser leurs campagnes sur les électeurs indécis d’une centaine de circonscriptions clés (selon les années, « Worcester woman » ou « Mondeo man »), transformant les campagnes en joute entre équipes de gestionnaires. Le British Social Attitudes Survey montre le déclin du sentiment selon lequel voter est un devoir (68 % des personnes interrogées en 1991, 56 % en 2010), une évolution particulièrement marquée chez les jeunes (41 % chez les moins de 35 ans en 2010). Le déclin du taux de participation a affecté largement les classes populaires, privant les travaillistes d’une partie de leur base traditionnelle (comme cela est manifeste lors des élections européennes de 2009) et favorisant les partis protestataires.
Pourtant, ce qui pourrait passer pour une croissance de l’apathie tient surtout du rejet de la politique conventionnelle et des partis qui l’ont dominée. En effet, les études ne montrent pas un rejet de la politique dans son sens plus large. Les associations prospèrent : les adhésions sont en hausse, tout comme les ressources financières. La capacité de mobilisation, y compris pour des manifestations de masse, existe toujours, comme l’ont démontré les mobilisations contre la guerre en Irak (un million de manifestants en février 2003 selon les organisateurs) ou la pauvreté (200 000 en 2002 en Écosse). Le caractère inattendu de la campagne contraste avec les précédentes et une forte demande pour des bulletins de vote par correspondance ouvre la perspective d’une hausse légère de la participation et d’un scrutin serré.
Les enquêtes montrent également que les institutions représentatives sont de moins en moins perçues comme jouant un rôle important dans la vie des citoyens. En un sens, ce sentiment est confirmé par la manière dont les gouvernements néo-travaillistes ont parfois cherché à contourner le Parlement. À la tête d’une large majorité lui assurant, malgré les rebellions de quelques élus, l’adoption de ses politiques, Tony Blair a le plus souvent choisi de s’adresser directement à l’électorat, en rupture avec la tradition de privilège parlementaire. Par ailleurs, le modèle classique de fonction publique centralisée a été transformé par la multiplication des organismes autonomes semi-publics (quangos) et l’externalisation de la gestion des services publics. Lorsque les problèmes peuvent être présentés comme « techniques », les décisions et la gestion peuvent être dépolitisés grâce au recours au jugement d’experts offrant à la fois une analyse et des solutions. En se défaussant ainsi derrière ces multiples agences tout en conservant un rôle d’encadrement et de pilotage à distance, les gouvernements travaillistes ont pu se protéger en partie des conséquences des politiques impopulaires. Bien qu’ils aient ainsi libéré les énergies et encouragé la participation, cette forme de démocratisation bénéficie surtout aux classes moyennes. Le projet de « Big Society » avancé par les conservateurs est une radicalisation de cette approche doublée d’un rétrécissement de l’État interventionniste.
Scandales et affaires de corruption
Le cynisme des électeurs a été nourri par une succession d’affaires mettant en question l’honnêteté des hommes politiques et l’indépendance des partis à l’égard du monde des affaires, et par une lassitude à l’égard des pratiques modernes de communication politique. Les néo-travaillistes, qui avaient promis d’assainir la vie publique, ont adopté en 2000 une législation imposant la déclaration des dons privés et régulant les contributions des personnes morales et privées. Les activités commer¬ciales des parties ont échappé à des contrôles stricts. Dans les années suivantes, conservateurs et néotravaillistes ont diversifié leur financement grâce à la création de nouveaux types de contribution, liées souvent à la « vente de services » (comme l’organisation de rencontres privées avec des membres du gouvernement). L’enthousiasme mani¬festé par la direction travailliste pour une telle stratégie entrepreneuriale était en rupture directe avec les pratiques de gestion prudente héritées de la tradition ouvrière et la méfiance à l’égard du monde de l’entreprise. Inévitablement peut-être, les travaillistes ont été grisés par l’exercice du pouvoir et un nouveau train de vie.
Lorsque Tony Blair quitte le 10 Downing Street en 2007, son parti est sous le coup d’une enquête de police liée à l’ennoblissement d’hommes d’affaires ayant prêté des sommes considérables au parti. Pour faire face aux coûts croissants des campagnes électorales, néotra¬vaillistes (et conservateurs) ont eu recours à des prêts privés exemptés par la législation sur le financement de la vie politique de toute déclaration publique. Or leurs taux d’intérêts, très inférieurs à ceux du marché, et dans certains cas l’absence de date d’échéance, en faisaient potentiellement des dons occultes. Bien que personne n’ait été finalement poursuivi ou condamné, cette affaire n’est qu’un exemple parmi d’autres. Aux déboires liés au financement des partis, il faut ajouter le soupçon croissant de vénalité des élus. À quelques semaines des élections de 2010, d’anciens membres du Cabinet ont été filmés proposant de louer leurs services (et leur carnet d’adresse) à des firmes de lobbying. Les conservateurs, quant à eux, ont dû avouer qu’un de leurs principaux bienfaiteurs, Lord Ashcroft, ne paie pas d’impôts dans le pays alors que son élévation à la Chambre des Lords était conditionnée à sa domiciliation fiscale. Le scandale le plus dommageable pour la classe politique concerne la publication, au printemps 2009, des détails des notes de frais des députés dont certaines portaient sur des demandes de remboursement de travaux de jardinage, d’emprunts immobiliers fictifs, de barres chocolatées ou de location de vidéos pornographiques. L’incapacité de certains élus à comprendre en quoi leur conduite, en période de crise économique et d’accroissement rapide de la dette publique, pouvait paraître « indélicate » a projeté l’image d’une classe politique détachée des difficultés de la vie ordinaire. Quelle que soit l’issue du scrutin du 6 mai, le renouvellement de la Chambre des Communes sera profond parce que près de 150 députés sortants ne se représentent pas : si certains ont été invités à se retirer par leur hiérarchie, d’autres préfèrent éviter une défaite annoncée. D’autres enfin sont démoralisés par les accusations généralisées de corruption et la dégradation de leur statut dans l’opinion publique.
Le règne de la communication
Le rejet de la politique partisane ordinaire doit également être rapporté au soupçon des citoyens à l’égard de la communication politique, qui déformerait la réalité. Les commissions d’enquête parlementaires successives n’ont pas réussi à déterminer dans quelle mesure Tony Blair a délibérément ou non menti au Parlement et à ses concitoyens quant aux circonstances dans lesquelles il a décidé d’engager les troupes britanniques dans la guerre en Irak au côté des Américains. En un sens, le sentiment d’avoir été trompé a confirmé la frustration croissante liée au rôle jugé délétère des attachés de presse et spécialistes des relations publiques. Cette industrie s’est en effet développée plus vite et plus largement que dans le reste de l’Europe depuis son émergence sous Thatcher. Initiée par Neil Kinnock et concrétisée par l’équipe réunie autour de Tony Blair, la modernisation de sa communication a été une réforme interne importante pour le retour au pouvoir des travaillistes. Peter Mandelson et Alastair Campbell ont permis aux néotravaillistes non seulement de répondre à des médias considérés comme irrémédiablement hostiles (tout particulièrement à la suite de la campagne perdue de 1992), mais également de prendre contrôle de l’agenda politique. Dès le premier mandat, cependant, le recours systématique du gouvernement aux mêmes techniques de gestion d’image a conduit à des accusations de manipulation. Outre les annonces répétées d’investissement, on se souvient par exemple du mémorandum mis en circulation par l’attachée de presse du ministère des Transports, demandant à ses services de profiter des attentats du 11 septembre 2001 pour « enterrer les mauvaises nouvelles » relatives à la sécurité dans les transports ferroviaires.
Il serait trop facile de rejeter la responsabilité de la dégradation de l’image des politiques sur les élus et les partis. D’autres acteurs doivent être pris en compte si l’on veut comprendre comment la légitimité des institutions parlementaire s’est rapidement dégradée au Royaume-Uni. Alors que les partis essayaient de mieux maîtriser la promotion de leur message face à l’apparition des chaînes d’information en continu, les médias ont tourné leur attention vers les processus politiques et les techniques de relations publiques déployées. Le « spin » développé durant les deux premiers mandats travaillistes a durablement transformé le regard porté sur la politique : désormais tout message est vu comme partisan, partiel, voire mensonger. Ce décalage est confirmé par la révélation, émanant d’un think tank respecté, qu’aucun des trois partis ne présentait un programme honnête quant à l’étendue des coupes budgétaires nécessaires pour redresser l’économie. Les études montrent à la fois la professionnalisation croissante de la communication politique et le rôle déformant de la couverture médiatique. Dans le cas du financement des partis, la presse focalise par exemple l’essentiel de son attention sur les très gros dons, au détriment de la majorité des contributions individuelles, alimentant l’impression que les partis sont dépendants de quelques riches industriels.
Les politiques publiques développées par les travaillistes ont encouragé les agents sociaux, collectifs et individuels, à se comporter comme des acteurs rationnels et instrumentaux dans une société où les mécanismes du marché érodent les bases norma¬tives des institutions et de l’action collective. Ils ont récompensé les succès et puni les mauvais choix, la société britannique étant particulièrement dure en regard des pays de l’Europe continentale. Même si les néotravaillistes ont présidé à une élévation plus rapide des revenus des plus pauvres, les écarts de patrimoine ont augmenté. Les mentalités ont également changé : 28 % des Britanniques pensent aujourd’hui que les pauvres sont feignants – ils n’étaient que 15 % en 1994. Nombre de réformes ont visé à responsabiliser les acteurs au nom de la transparence et de la compétition indispensables dans une société globalisée. La généralisation des audits de performance et des caméras de surveillance, la multiplication des classements et des contrôles, des incitations et des sanctions banalisent l’idée selon laquelle les individus sont naturellement égoïstes et érodent le sentiment de confiance interpersonnelle et sociale. La confiance dans le parlement est passée de 54 % en 1983 à 14 % en 2000, celle dans la fonction publique de 46 à 17 %. La campagne électorale s’est focalisée sur les personnalités des leaders au détriment des questions politiques et tout particulièrement de l’économie. Mené par un Premier ministre impopulaire et peu télégénique, le parti travailliste sera sans doute la principale victime, en voix, de la désaffection des électeurs britanniques. Les conservateurs mobilisent peu l’enthousiasme, mais la rupture des équilibres est peut-être encore plus effrayante à l’approche d’une période d’austérité inévitable.
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par Florence Faucher-King [04-05-2010]


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