Le ministre Simon Jolin-Barrette et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) ne s’entendent pas sur la portée du projet de loi sur la laïcité de l’État.
La CDPDJ soutient qu’aucun de ses 16 conseillers juridiques n’est assujetti à l’interdiction du port de signe religieux chez les employés de l’État en position d’autorité qui y est prévue. Le cabinet du ministre de l’Immigration s’inscrit en faux contre cette interprétation.
Une « personne qui exerce la fonction d’avocat à l’emploi » de la CDPDJ doit s’abstenir de porter sa croix chrétienne, son voile islamique, son turban sikh, sa kippa juive ou tout autre signe religieux « lorsqu’[elle] agit en matière criminelle ou pénale », indique l’équipe de Simon Jolin-Barrette, tout en pointant l’annexe II du projet de loi 21. Cela dit, un avocat de la CDPDJ aurait l’obligation de retirer son signe religieux seulement quand il se trouve « devant un tribunal ou auprès d’un tiers », précise-t-elle. Ainsi, un avocat de la Commission pourrait arborer un symbole religieux au bureau, contrairement à un procureur aux poursuites criminelles et pénales.
Il reste que le débat sur l’application du projet de loi 21 aux avocats de la CDPDJ est aujourd’hui théorique, car ceux-ci n’interviennent pratiquement jamais dans des dossiers pénaux, qui les exposeraient à l’interdiction du port de signes religieux. En effet, aucun d’entre eux n’a entamé de poursuite pénale pour une infraction à la Charte des droits et libertés de la personne depuis les années 1980.
Malgré tout, la CDPDJ ne se satisfait pas des explications du cabinet du ministre de l’Immigration. « Les membres du personnel de la Commission, incluant les avocates à son emploi, ne sont visés par aucun paragraphe de cette annexe [II] et ils ne devraient donc pas être assujettis aux obligations de l’article 6 [sur l’interdiction du port de signes religieux] du projet de loi advenant son adoption », fait valoir l’agent d’information de la CDPDJ Sébastien Otis.
Avertissement
La Commission des droits a de sérieuses réserves sur le projet de loi sur la laïcité de l’État déposé par Simon Jolin-Barrette le 28 mars dernier. « La laïcité ne peut servir d’outil d’effacement de l’expression individuelle des appartenances religieuses dans l’espace public », soutient-elle sur son site Web.
Le président de la CDPDJ, Philippe-André Tessier, commentera pour sa part le projet de loi 21 en commission parlementaire le mardi 7 mai. Il soumettra alors aux élus les conclusions et recommandations adoptées par l’ensemble des membres de la Commission. Rien n’indique qu’elles seront différentes de celles présentées lors de l’étude des projets de loi 62 (gouvernement Couillard), 60 (gouvernement Marois) et 94 (gouvernement Charest). « On ne s’amuse pas à changer d’idée toutes les trois secondes, parce que ce serait dur pour le justiciable de savoir où loge la Commission des droits », a-t-il mentionné dans un échange avec Le Devoir il y a quelques jours.
Afin de contribuer au débat suscité par le projet de loi 21, la CDPDJ a créé une foire aux questions sur son site Web. Elle y donne « quelques notions de base » sur la neutralité religieuse de l’État, le droit à l’égalité, la liberté de religion ou encore les valeurs promues par la Charte des droits et libertés de la personne. Elle y souligne que le port de signes religieux « ne compromet pas a priori la neutralité de l’État ». « En effet, porter un signe religieux n’empêche pas d’effectuer ses tâches de façon neutre et impartiale. La neutralité religieuse de l’État serait compromise si l’attitude adoptée et les gestes posés par un agent de l’État étaient déterminés par ses croyances », peut-on lire.
Visage découvert
La CDPDJ est visée par une autre disposition controversée du projet de loi 21, soit celle prévoyant que les services publics doivent être donnés ou reçus à visage découvert. Le gouvernement caquiste s’est engagé à réinstaurer l’obligation controversée contenue dans la « loi 62 » de l’ex-ministre de la Justice Stéphanie Vallée, qui avait été rapidement suspendue par les tribunaux.
Une personne musulmane portant le niqab, qui croit avoir subi de la discrimination au sens de la Charte des droits, pourrait-elle porter plainte à la Commission des droits ? a demandé Le Devoir. « La Commission comprend qu’elle est visée par l’obligation que les services publics soient donnés à visage découvert », a répondu le porte-parole de la CDPDJ, Sébastien Otis, avant d’ajouter : « À cette étape-ci, nous préférons toutefois ne pas nous prononcer sur l’application de cette obligation du projet de loi 21 tant qu’il n’est pas adopté. »
À l’instar de l’interdiction du port de signes religieux par les employés de l’État en position d’autorité, y compris les enseignants, le gouvernement caquiste entend mettre à l’abri d’une contestation judiciaire l’obligation du visage découvert dans la réception et la prestation de services publics en recourant aux dispositions de dérogation des chartes des droits et libertés.
La Commission appelle le gouvernement à la prudence lorsqu’il manie la clause dérogatoire. « Lorsqu’on l’utilise, il faut l’utiliser de façon mesurée, exceptionnelle, à des fins légitimes. Il faut donc préciser son champ d’action », souligne le président de la CDPDJ, Philippe-André Tessier, à quelques jours de son témoignage devant la Commission des institutions de l’Assemblée nationale. « Il ne s’agit pas de dire : il ne faut jamais s’en servir. Au contraire. Mais si on s’en sert, il faut que ce soit ciblé, mesuré, puis adapté à une fin. »